— Seule l’autre extrémité est en train de couler ! Vous rendez-vous compte ? Mais nous respirons tous le même air ! Faute de trouver des solutions, nous coulerons tous ensemble. Ma revue consacrera donc un numéro entier à l’étude de la situation et aux solutions envisageables. Et à vous, docteur Rhodes… à vos recherches, à l’espoir extraordinaire qu’elles suscitent…
Enron s’interrompit, les yeux brillants. Il émanait de son visage anguleux, aux traits marqués, une intelligence de prédateur. Il s’apprêtait à l’évidence à fondre sur sa véritable proie.
— Nous sommes persuadés que vos travaux, si nous avons bien compris leur finalité, renferment peut-être la seule réponse qui puisse assurer le salut de l’espèce humaine.
— Ah ! non ! s’écria brusquement Isabelle Martine d’une voix retentissante. Certainement pas ! Fasse le ciel que ce que vous venez de dire ne soit pas vrai ! Les travaux de Nick, la seule solution ? Seigneur ! Vous ne comprenez donc pas que ses recherches de merde sont justement le problème et non la solution !
Carpenter entendit Rhodes étouffer une exclamation. Il le vit se tourner lentement, comme engourdi, vers Isabelle et la considérer d’un regard chargé de tristesse, comme s’il était sur le point de fondre en larmes.
Personne n’ouvrit la bouche. L’Israélien lui-même était interloqué. Pour la première fois de la soirée, son calme imperturbable parut ébranlé. Les méplats accusés de son visage où se peignait la perplexité semblèrent fugitivement se dissoudre, comme si la raison de l’accès de colère d’Isabelle lui échappait totalement. Il cligna des yeux à deux reprises et posa sur elle un regard aussi ébahi que si elle avait saisi la bouteille de vin pour en renverser le contenu au milieu de la table.
— Isabelle et moi avons des divergences d’ordre politique, monsieur Enron, fit enfin Rhodes d’une voix douce, rompant le silence vibrant de tension contenue.
— Ah bon ! Oui, je vois…
Enron paraissait toujours perplexe. Une manifestation publique si véhémente de déloyauté envers son compagnon devait dépasser les bornes, même pour un Israélien chicaneur.
— Mais la survie de notre espèce ne peut pas être une question de politique. Il s’agit simplement de faire ce qui doit être fait.
— Il y a différentes manières d’y arriver, répliqua Isabelle, refusant de se laisser fléchir par le regard implorant de Rhodes.
— Oui, bien sûr.
L’air agacé, choqué même par l’esprit querelleur d’Isabelle, Enron lui lança un regard glacial. Carpenter surprit dans ses yeux un éclair de fureur difficilement contenue. L’Israélien pensait sans aucun doute qu’Isabelle allait être un obstacle à l’obtention des renseignements qu’il était venu chercher. Rien d’autre qu’une petite emmerdeuse. Rhodes, l’air découragé, inconsolable, les yeux rivés sur la nappe, s’occupait sérieusement de son dernier verre.
— Si vous voulez bien, reprit prudemment Enron avec un effort visible pour se maîtriser, je vais préciser mon point de vue et celui de ma rédaction.
Il s’interrompit et prit une longue inspiration. Carpenter comprit qu’un discours préparé allait suivre et qu’il allait parler à titre officiel.
— Nous acceptons l’opinion scientifique généralement admise, selon laquelle les dégâts causés à l’environnement de la planète pendant l’époque industrielle sont irréversibles : l’utilisation incontrôlée des combustibles fossiles sur une période de deux à trois siècles a engendré des émissions de dioxyde de carbone et d’acide nitrique dépassant de loin les seuils de tolérance, ce qui a provoqué un réchauffement progressif mais sensible de l’atmosphère ; les changements de température et de pression des océans résultant de ce réchauffement ont provoqué des dégagements de méthane dans l’atmosphère qui n’ont fait qu’amplifier le phénomène de réchauffement ; l’accumulation dans l’atmosphère des gaz dits à effet de serre à laquelle s’ajoutent d’importantes quantités de ces polluants piégés dans les entrailles de la planète et sous la forme d’une végétation hypertrophiée, stimulée par l’excédent de gaz carbonique, cette accumulation est telle que les choses ne peuvent qu’empirer avant de s’arranger, car ces gaz accumulés dans le sous-sol pendant la période de destruction de l’environnement et inéluctablement destinés à s’échapper commencent déjà à être libérés par des émanations et la décomposition des matières végétales. Je pense avoir brossé un tableau assez juste de la situation.
— Et l’ozone, glissa Carpenter.
— Oui, bien sûr, il y a ça aussi. Je n’aurais pas dû oublier d’ajouter que les dommages causés au XX esiècle à la couche d’ozone par l’utilisation des chloro-fluorocarbones et de substances similaires ont provoqué une augmentation inquiétante du rayonnement solaire, accentuant le problème du réchauffement général. Et ainsi de suite. Mais je pense avoir suffisamment déblayé le terrain pour notre discussion. Il n’est pas vraiment nécessaire de développer cet exposé des nombreux problèmes auxquels nous devons faire face, en énumérant par exemple les divers mécanismes qui ont joué pour faire empirer une situation déjà mauvaise. Il n’y a là rien de nouveau pour vous. Tout le monde s’accorde pour dire que nous entrons dans une période de grands périls.
— C’est profondément vrai, il faut protéger la planète, déclara Jolanda Bermudez d’une voix éthérée, comme si elle présentait un bulletin d’information en direct de Vénus.
— Je suis absolument d’accord avec Jolanda, renchérit Isabelle. Nous devons revenir à la raison. C’est toute la planète qui est menacée ! Il faut faire quelque chose pour la sauver !
— Permettez-moi de ne pas partager cet avis, mademoiselle, fit Enron avec un sourire glacial. Ce n’est pas la planète qui est en danger. Peu lui importe, vous en conviendrez, que la pluie tombe sur le Sahara ou les plaines agricoles du centre de l’Amérique du Nord. Le Sahara cesse donc d’être un désert alors que la désertification gagne le Kansas et le Nebraska. Cela intéresse assurément les fermiers de ces États et les tribus nomades du Sahara, mais que représentent ces changements pour la planète ? Elle n’a que faire du blé qui était produit dans le Kansas et le Nebraska. L’atmosphère contient beaucoup moins d’oxygène et d’azote qu’au siècle dernier, mais beaucoup plus de dioxyde de carbone et d’hydrocarbures ; pourquoi la planète s’en soucierait-elle ? À une époque, il n’y avait pas du tout d’oxygène dans l’atmosphère terrestre. La planète l’a fort bien supporté. Elle est demeurée insensible à la fonte de la glace des calottes polaires et à l’engloutissement d’une grande partie des zones littorales. Que les Japonais vivent sur la côte de certaines îles, en bordure de l’Asie, ou bien qu’ils soient obligés de se réfugier ailleurs, dans des endroits plus élevés, cela ne changera rien pour la planète. La planète se fiche des Japonais. Et elle ne demande pas à être sauvée. Depuis je ne sais combien de temps, cent ans, cent cinquante peut-être, on entend des gens débiter les mêmes sornettes sur la nécessité de sauver la planète. Elle s’en sortira très bien. C’est nous qui sommes en danger. La question, mesdemoiselles, n’est pas de sauver la planète, mais notre espèce. La Terre continuera tranquillement de tourner, avec ou sans oxygène. Mais nous disparaîtrons de sa surface.
Enron sourit comme s’il faisait un pronostic sur une compétition sportive.
— Nous prenons quand même certaines mesures pour assurer notre survie, reprit-il en écartant les doigts de la main droite et en commençant à compter avec l’index de la gauche. Premièrement, nous nous sommes efforcés de limiter le dégagement des gaz dits à effet de serre. Trop tard. Ils continuent à se libérer aussi bien de l’océan que du sol où ils sont enfouis et rien ne peut arrêter ce processus. L’atmosphère de notre planète devient de moins en moins respirable. Il nous faut maintenant envisager l’éventualité d’avoir à évacuer la Terre dans un avenir assez proche.
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