Robert Silverberg - Ciel brûlant de minuit

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XXIVe siècle. Effet de serre. Plus de couche d'ozone. La Terre a basculé dans les bouleversements climatiques, et le ciel brûlant de minuit ne laisse jamais filtrer la moindre fraîcheur.Tandis que Paul Carpenter remorque un iceberg monstrueux afin d'alimenter Los Angeles en eau potable, Nick Rhodes, biologiste, cherche à adapter l'humanité à une atmosphère pauvre en oxygène, pour le compte d'un conglomérat japonais. Isabelle cherche l'amour, et Jolanda le dépassement de l'art.Ils sont tous pris au piège de ce monde dégradé, de leurs vies bancales et de leurs amours furtives, aussi déboussolés que la Terre brûlante qui les porte.Et tous, ils cherchent la sortie.Dans les étoiles…
Robert Silverberg, consacré par quatre prix Hugo et cinq prix Nebula, dresse ici le tableau d'un avenir plausible, terrifiant et fascinant.

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Avec un nouveau sourire éblouissant, elle se pencha vers Enron en projetant vers lui une autre bouffée de phérormones.

— Ah ! fit de nouveau l’Israélien.

Carpenter vit une seconde fois son attention retomber d’un coup. Nul doute qu’il parviendrait à marquer un intérêt soutenu à Jolanda Bermudez dans un domaine qui sautait aux yeux, mais il en avait manifestement assez entendu sur ses entreprises artistiques. Carpenter se sentit lui aussi un peu déçu. Jolanda débordait de passion et d’énergie, assurément provoquées par une drogue quelconque, et l’éventualité qu’elle pût réellement être une artiste de talent l’avait fugitivement nimbée d’une aura prestigieuse ; mais Carpenter se rendait compte qu’elle n’avait probablement aucun talent, vraisemblablement pas la moindre disposition innée d’aucune sorte, assurément pas une once de bon sens, rien d’autre que ce côté artiste extravagant, un peu démodé, qui, de toute éternité, semblait avoir été une tradition à San Francisco. Et cette idée d’incantation destinée à protéger la planète lui donnait presque la nausée. C’est tout l’avenir de l’humanité qui était menacé et elle en était encore à psalmodier des mantras séculaires.

Jolanda était malgré tout très attirante. Mais Rhodes l’avait prévenu qu’elle était un peu dérangée et il devait savoir de quoi il parlait.

Pendant que Rhodes – déjà – faisait signe au garçon pour commander une autre tournée, Isabelle se mêla à la conversation. Elle voulait qu’Enron lui parle de sa revue, savoir si elle était publiée en israélien, en arabe ou les deux. Enron lui expliqua, en faisant de son mieux pour rester mesuré, que la langue-parlée dans son pays s’appelait l’hébreu et non pas l’israélien, et lui apprit que Cosmos était essentiellement publiée en anglais, comme toutes les revues qui comptaient dans le monde. Il précisa que les lecteurs avaient toujours la possibilité, en appuyant sur une touche, de faire apparaître sur leur viseur la version arabe ou hébraïque. Aussi incroyable que cela pût paraître, ajouta-t-il, il se trouvait encore, dans les régions les plus reculées du vaste monde judéo-islamique, quelques individus incapables de lire couramment l’anglais.

— Des Arabes, pour la plupart, je suppose, fit Isabelle. Il existe encore des quantités d’Arabes arriérés, n’est-ce pas ? Ils vivent comme au Moyen Âge dans l’univers de la haute technologie ?

La flatterie était grossière. Enron répondit avec une étincelle de mépris dans la prunelle et un sourire fugace et sans joie.

— En réalité, il n’en est rien, mademoiselle. Les Arabes proprement dits sont tous très évolués. Il faut apprendre à faire la distinction entre les Arabes et ceux qui parlent la langue arabe. Je pensais en particulier à nos lecteurs des régions agricoles du nord du Soudan et du Sahara, des arabophones islamisés, mais assurément pas des Arabes à proprement parler.

— Nous en savons si peu, chez nous, reprit Isabelle, désarçonnée, sur ce qui se passe réellement dans les autres parties du monde.

— C’est malheureusement vrai, fit Enron. L’étroitesse d’esprit de ce pays est tout à fait regrettable. Je me sens triste pour l’Amérique. L’ignorance est dangereuse, dans les temps difficiles que nous connaissons. Surtout celle qui s’étale avec une suffisance triomphante.

— Peut-être faudrait-il passer la commande, glissa Rhodes d’une voix contrainte. Si je puis faire deux ou trois suggestions…

Il en fit beaucoup plus. Mais Carpenter remarqua qu’Enron ne prêtait guère d’attention à ce que Rhodes disait. Ses yeux ne quittaient pas le menu ; il avait choisi ses plats et tapé sa commande sur le clavier du système informatique du restaurant bien avant que Rhodes eût terminé. Carpenter trouvait que l’Israélien n’était pas dépourvu d’un certain charme caustique ; avec son agressivité flamboyante, il incarnait tout le mal que Carpenter avait entendu dire sur la rudesse et l’arrogance de ses compatriotes. Ce petit bonhomme théâtral était sûr de lui à l’excès, à tel point que l’on ne pouvait s’empêcher de penser qu’il jouait un rôle. Et pourtant l’intelligence, la faculté d’adaptation darwinienne, l’esprit enjoué et mordant du personnage forçaient le respect. Un salaud, assurément, mais un salaud amusant, pour qui pouvait trouver amusant un individu de ce genre. C’était le cas de Carpenter.

Un beau salaud, quand même. Jouant comme un chat avec les souris qu’étaient le pauvre Nick harcelé de soucis, la pauvre Isabelle toute crispée et cette pauvre écervelée de Jolanda. Prenant un peu trop de plaisir à la domination qu’il exerçait sur eux. À Tel-Aviv, au milieu des siens, Enron était peut-être considéré comme un homme courtois et plein de tact, d’un commerce agréable, mais ici, chez les goyim, ces barbares d’Américains, il éprouvait le besoin, à chaque phrase, de marquer des points à leurs dépens. On aurait pu croire que les Israéliens, l’un des rares peuples à avoir tiré le bon numéro en ces temps où la Terre devenait de plus en plus inhospitalière, seraient en mesure d’être un peu plus détendus, de profiter de leur nouvelle position de force sans insister trop lourdement. Pas celui-là, apparemment.

— Nous pourrions maintenant en venir au sujet qui nous intéresse au premier chef, la grande affaire qui m’a amené ici, ce soir, déclara Enron sans attendre que les autres convives aient fini de taper leur commande.

Il posa un petit cube enregistreur cristallin près de son assiette et l’actionna en l’effleurant du pouce.

Puis il fit lentement du regard le tour de la table, s’arrêtant pensivement sur chaque visage, avec une insistance embarrassante, avant que ses yeux ne se fixent sur Nick Rhodes.

— Ma revue, commença-t-il d’une voix aux inflexions plus solennelles, souhaite se pencher au début de l’année prochaine sur le problème crucial de notre temps : je veux parler, bien entendu, du problème de la dégradation constante de notre environnement malgré tous les palliatifs. Un problème plus aigu dans certaines régions, mais qui, tôt ou tard, finira par concerner l’ensemble de la population. Car, nulle part sur la Terre, il ne restera un endroit où se réfugier. Elle est bien petite, notre planète ! Et nous en avons fait un lieu où il est si incommode et pénible de vivre.

— Plus pénible pour certains que pour d’autres, glissa Carpenter.

— Pour l’instant, monsieur Carpenter. Pour l’instant. Je vous concède que le changement du régime des précipitations dans ma partie du monde a procuré à ma patrie de gros avantages économiques tout à fait inattendus.

Certes, songea Carpenter, mais il ne faut pas oublier l’abandon général des combustibles fossiles, qui avait réduit à néant les richesses accumulées par les Arabes au long des années où la planète entière dépendait du pétrole, les forçant, en désespoir de cause, à se tourner vers le vieil ennemi israélien pour obtenir son aide technologique.

— Mais c’est un avantage de courte durée, poursuivit Enron. Si nous, habitants du Moyen-Orient, prétendions ne pas avoir souffert des problèmes d’environnement qui touchent en ce moment d’autres régions, et même en avoir grandement bénéficié, ce serait comme si les passagers du pont supérieur d’un paquebot en train de faire naufrage cherchaient à se persuader qu’ils n’ont rien à craindre, parce que seule l’autre extrémité du navire coule et que, lorsque ceux qui s’y trouvent se seront noyés, il restera à bord beaucoup plus de caviar à se partager.

Manifestement ravi de sa comparaison éculée, Enron partit d’un grand rire enthousiaste.

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