Quelques instants plus tard, dans la direction où regardait Juanito, il perçut deux formes se dirigeant vers lui d’un pas résolu : un tétraèdre rouge monté sur de petites jambes épineuses et une paire de colonnes émeraude réunies par trois barres dorées parallèles. Farkas comprit que ce devait être la patrouille locale de la Guardia Civil. Olmo n’avait pas perdu de temps. Il fallait dire que K.M. le payait grassement pour sa coopération. De plus, Valparaiso Nuevo était un État policier d’une grande efficacité et la Guardia devait disposer de techniques de communication de pointe.
— Monsieur… Farkas ?
C’est le tétraèdre qui s’adressait à lui, avec une légère hésitation dans la voix, une sorte de tressaillement vocal. Farkas savait ce que cela signifiait : la découverte de l’absence des yeux, de son front parfaitement lisse, provoquait souvent cette réaction chez les gens.
— C’est le colonel Olmo qui nous envoie, poursuivit le garde, l’air désorienté. Il a dit qu’il y avait deux hommes que nous devions emmener.
— Je n’ai pas été aussi précis, fit Farkas. J’ai simplement parlé de deux personnes. Un jeune homme et une femme âgée, en l’occurrence. Les voici.
— Bien, monsieur. À votre service, monsieur.
— Olmo vous a bien précisé que vous ne devez pas les molester ? Je ne veux pas de brutalités. Contentez-vous de les garder au frais jusqu’au terme de la procédure d’expulsion. Vous avez bien compris ?
— Oui, monsieur. Parfaitement, monsieur.
Farkas suivit les formes des deux gardes tandis qu’ils emmenaient Wu et Juanito.
N’étant plus obligé de surveiller deux prisonniers en même temps, il se permit un moment de détente. Il s’enfonça dans son siège et considéra la place au sol pavé.
Un étrange sentiment de vide l’envahit.
Il avait mené sa mission à bien avec une étonnante facilité. Mais il était étrange d’avoir eu Wu en sa possession, après avoir imaginé pendant toutes ces années ce qu’il ferait si, un jour, il mettait enfin la main sur lui. Et il n’avait absolument rien fait.
Déguisé en femme, une vieille bonne femme mal fagotée ! Incroyable !
Il eût été si facile, dans la pénombre de la coque mal aérée, sur la couche de scories, de placer les deux pouces sur les globes oculaires de Wu et d’appuyer. Mais Farkas savait bien que cela ne lui aurait pas rendu ce dont il avait été privé dès le ventre de sa mère. De toute façon, il n’était même pas sûr, plus maintenant, de vouloir une vision normale ; mais se venger de Wu lui aurait assurément procuré un certain plaisir.
Il fallait pourtant considérer que ce bref moment d’assouvissement sanglant aurait mis sa carrière en péril ; or, il était très satisfait de sa carrière, extrêmement profitable dans bien des domaines. Cela n’en aurait pas valu la peine.
Et Juanito…
Farkas n’éprouvait pas le moindre remords à son sujet. Il souffrirait ; tant mieux. Ce n’était qu’un petit salopard perfide qui s’était conduit exactement comme Farkas l’avait prévu, se vendant au plus offrant ; comme son père, à ce qu’il semblait, l’avait fait en son temps. Il avait besoin d’une leçon et il en aurait une, une bonne. Farkas chassa Juanito de son esprit et fit signe au garçon.
Il commanda une petite carafe de vin rouge qu’il commença à siroter patiemment en attendant l’arrivée d’Olmo.
Il n’eut pas à attendre longtemps.
— Victor ?
Olmo se tenait devant lui, près de son épaule. À en juger par la couleur qui émanait de lui, il devait être très tendu.
— Je vous vois, Emilio, asseyez-vous. Voulez-vous un peu de vin ?
— Je ne bois jamais.
Olmo s’installa pesamment à la table, son siège formant un angle de quatre-vingt-dix degrés avec celui de Farkas. C’était la première fois qu’ils se rencontraient, en chair et en os ; tous leurs contacts précédents avaient eu lieu par l’intermédiaire de communications brouillées. Le colonel était plus petit que Farkas ne l’avait imaginé, mais très trapu. Des deux cubes composant son corps, celui du dessus était le plus large, indication d’une forte carrure et de bras puissants. Assis, Olmo semblait assez grand, massif.
Farkas l’imagina, plus tôt dans sa carrière, en train de s’échiner dans un sous-sol, une corde de chanvre à la main, pour arracher des aveux aux ennemis du Generalissimo : un tortionnaire sorti du rang pour occuper le poste éminent qui était le sien aujourd’hui. El Supremo torture-t-il ses ennemis ? se demanda Farkas. Bien sûr ! Tous les tyrans au petit pied le font. Il se promit d’interroger un jour Olmo. Un autre jour.
Farkas but pensivement une gorgée de vin. Un produit local, sans doute. Pas mauvais du tout.
— Vous avez éveillé ma curiosité, Emilio, fit-il pour rompre un silence qui, il en était sûr, résultait de l’embarras d’Olmo devant les réalités de son aspect extérieur. Un sujet si délicat que vous n’osez même pas m’en parler sur une ligne brouillée ?
— C’est exact. Je crois que je vais prendre un peu d’eau. Cela paraîtra plus naturel pour ceux qui nous observent, et je sais qu’il y en a, si je bois aussi quelque chose.
— Comme vous voulez, dit Farkas en faisant signe au garçon.
Olmo se pencha en avant, la main refermée sur son verre. Il parla d’une voix très basse, un peu plus qu’un murmure, mais loin du ton normal de la conversation.
— Ce ne sont que des rumeurs, commença-t-il. La source est sujette à caution et la teneur en est si surprenante que je suis extrêmement sceptique. Mais je tiens quand même à vous en faire part. Il va sans dire, si on vous interroge, que cette discussion n’a jamais eu lieu.
— Bien entendu, fit Farkas avec une pointe d’impatience.
— Bueno. Voici donc la nouvelle. La nouvelle qui demande confirmation. J’ai appris, de source tout à fait occasionnelle et, comme je l’ai dit, pour le moins douteuse, qu’un groupe de criminels établi en Sud-Californie s’apprêterait à déclencher sur notre satellite une insurrection contre le pouvoir en place.
— Californie du Sud, dit Farkas.
— Comment ?
— Californie du Sud. C’est ce que l’on doit dire.
— Ha !
— Une insurrection ?
— Ils ont l’intention d’envahir Valparaiso Nuevo et de renverser le Generalissimo. Puis ils comptent établir leur propre gouvernement et rassembler tous les fugitifs venus se réfugier ici. Ensuite, ils les vendront, pour des milliards de dollars Capbloc, aux diverses forces et agences de la Terre avides de mettre la main sur eux.
— Vraiment ? fit Farkas.
C’était une idée fascinante. Dingue, certes, mais fascinante.
— Quelqu’un a véritablement projeté de faire ça ?
— Je n’en sais rien. Mais ce n’est pas irréalisable et l’entreprise serait extrêmement lucrative si elle est menée comme il convient.
— Oui. Je n’en doute pas.
Valparaiso Nuevo était un véritable filon, une mine d’or avec ses fugitifs dont la tête était mise à prix. Mais Callaghan devait bien protéger son trésor et sa propre personne. Surtout sa propre personne. Ce n’est pas pour rien qu’il se faisait appeler le Défenseur. Pour le renverser, le seul moyen serait de faire sauter toute la station.
— Je vois pourquoi vous m’avez parlé d’un sujet délicat, fit Farkas. Mais pourquoi me raconter tout cela, Emilio ?
— D’une part, parce que, s’il existe une menace contre la vie du Generalissimo, il est de mon devoir de prendre des mesures préventives.
— J’entends bien, mais pourquoi me mettre dans le coup ? Croyez-vous que je puisse vous mener aux conspirateurs ?
— Peut-être.
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