Non, décréta Rhodes. Ce n’est pas encore l’heure de boire.
Trop tôt pour prendre un verre, trop tôt pour s’occuper du rapport de Van Vliet, l’atermoiement était à l’ordre du jour et ce n’était pas satisfaisant non plus. Avec un esprit de décision farouche, Rhodes prit le contre-pied de tout ce qu’il venait de se dire. Un changement complet de direction, voilà ce qu’il fallait. Il plongea la main sous son bureau, actionna prestement le mécanisme du tiroir secret renfermant les alcools, sortit une bouteille de cognac et en avala une lampée. Il réfléchit un instant et but une autre gorgée, juste un petit coup. Puis, sentant la chaleur qui commençait à se diffuser, il saisit de nouveau la proposition de Van Vliet et l’introduisit dans le lecteur.
Immédiatement, une image virtuelle d’Alex Van Vliet apparut, grandeur nature : un petit bonhomme vif et sec, des yeux d’un bleu de glace, une barbiche courte et drue, un regard direct, provocant, destiné à donner de la carrure à sa frêle carcasse. Rhodes, bien charpenté, un peu balourd, se méfiait des petits pleins d’agilité. Ils lui donnaient la sensation d’être un gorille encerclé par une bande de singes jacasseurs. Et les gorilles étaient en voie d’extinction. Au contraire des singes qui se multipliaient comme des moustiques dans les nouvelles jungles de la planète.
Derrière Van Vliet, les extrémités tendues vers l’avant pour entourer son image comme une sorte de nimbe ouvert, apparut une figure ondoyante de points colorés, à trois dimensions, dans laquelle Rhodes reconnut presque instantanément une chaîne bêta de molécule d’hémoglobine.
« Ce sont des protéines conjuguées formées de quatre groupements héminiques et de la molécule de globine. Le composant de l’hème est une porphyrine dans laquelle l’ion métallique combiné est à l’état ferreux, c’est-à-dire Fe2+. Le composant globinique comprend quatre chaînes de polypeptides, désignées alpha, bêta, gamma, etc., selon leur composition en acides aminés. »
C’était le milieu d’un cours élémentaire sur la fonction de l’hémoglobine. Rhodes comprit qu’il avait mal actionné le visuel et raté les remarques préliminaires de Van Vliet. Mais cela n’avait guère d’importance. Il lui était facile d’imaginer en quoi elles consistaient. Il valait mieux entrer en douce dans son exposé.
«… le rôle essentiel du pigment qu’est l’hémoglobine dans la respiration des mammifères est de se combiner librement avec les molécules d’oxygène, pour être en mesure de transporter cet oxygène dans l’organisme, des points d’inspiration de l’air aux points d’utilisation. Mais l’hémoglobine possède une affinité pour de nombreuses autres molécules : elle s’unit par exemple aisément avec l’oxyde de carbone, ce qui entraîne des effets désastreux sur le corps. Il en va de même pour les nitrites. La sulfhémoglobine, combinaison de l’hémoglobine avec l’hydrogène sulfuré, est une forme pathologique du pigment. L’hématine, qui est la forme oxydée de l’hème…» Tout en parlant, Van Vliet se déplaçait rapidement sur l’estrade virtuelle, modifiant les représentations moléculaires derrière son image simulée avec des mouvements vifs et assurés, tel un magicien redisposant ses accessoires. Un geste preste de la main et les figures colorées se métamorphosaient instantanément pour montrer chacune des formes altérées de l’hémoglobine énumérées par Van Vliet. Les couleurs étaient très jolies. Rhodes s’accorda une autre gorgée de cognac. C’était bon pour les nerfs. Son attention se relâcha petit à petit, non à cause du cognac, simplement parce qu’il se laissait gagner par l’ennui et l’agacement.
Van Vliet poursuivait implacablement ses explications élémentaires de biochimie. La démonstration était à l’évidence destinée à des responsables de plus haut niveau que Rhodes, aux connaissances techniques plus limitées. « Sels ferreux… Apport d’oxygène insuffisant dans les tissus… Affinité pour le carbone, le phosphore, le manganèse, le vanadium, le tungstène… Le fer forme des dihalogénures avec les quatre halogènes courants…»
Mais oui, mais oui. Bien sûr.
« Mais, ajouta brusquement Van Vliet avec un sourire diabolique, tout cela sera bientôt périmé, du moins en ce qui concerne l’espèce humaine. Comme je l’ai déjà signalé, les prévisions unanimes sur la composition de l’atmosphère terrestre vers l’an 2350 indiquant un remplacement sensible de l’oxygène et de l’azote par des hydrocarbures et des composés sulfureux complexes ainsi qu’un accroissement continu du pourcentage déjà critique de dioxyde de carbone, il nous faudra adapter à ces nouvelles conditions la capacité respiratoire du corps humain. Les risques qu’il y aurait à continuer d’utiliser l’hémoglobine, pigment renfermant du fer, comme mode de transport essentiel du système respiratoire sont manifestes. Il nous faudra détruire la dépendance de l’espèce humaine à l’oxygène. Un cycle hydrogène-méthane est une des solutions possibles, en employant une protéine de transport qui utilise la fermeture et l’ouverture d’une double liaison soufre, comme on peut le voir sur ce diagramme. »
Le nouveau schéma était celui d’un serpent aux anneaux serrés d’un rouge acide et d’un violet criard, la tête au-dessus de sa propre queue, comme s’il s’apprêtait à mordre.
Rhodes arrêta la présentation de Van Vliet et revint quatre-vingt-dix secondes en arrière.
Les risques qu’il y aurait à continuer d’utiliser l’hémoglobine, pigment renfermant du fer, comme mode de transport essentiel du système respiratoire sont manifestes. Il nous faudra détruire la dépendance de l’espèce humaine à l’oxygène.
Il a perdu la tête, se dit Rhodes.
Une protéine de transport qui utilise la fermeture et l’ouverture d’une double liaison soufre.
D’accord. D’accord. Le visuel, continuant de se dérouler, avait atteint l’endroit où Rhodes était revenu en arrière. Pour la seconde fois, tel un demi-dieu bondissant, avec des gestes vifs et délicats des deux mains. Van Vliet donna vie à son serpent rouge et violet. Penché sur son bureau, les poings soutenant son menton, Rhodes regarda Van Vliet poursuivre son développement jusqu’à la fin de la première capsule et brosser un tableau apocalyptique du système respiratoire humain dans cet avenir proche où l’oxygène viendrait à manquer. La seconde capsule, annonça Van Vliet, comme s’il posait une colle, contenait les spécifications techniques du travail de correction qu’il se proposait d’entreprendre. Rhodes prit la seconde capsule, mais décida de ne pas la visionner.
Les ragots de couloir étaient donc fondés.
Il nous faudra détruire la dépendance de l’espèce humaine à l’oxygène.
Ce petit bonhomme proposait rien moins que de remanier l’ensemble des systèmes respiratoire et circulatoire afin de permettre à l’espèce humaine de respirer un mélange d’anhydride sulfureux, de méthane et de gaz carbonique, et ainsi de ne plus avoir besoin d’oxygène. De tous les projets adapto qui circulaient depuis un an et demi dans les labos de Santachiara, c’était de loin le plus radical. De loin, vraiment de très loin. Personne n’avait jamais envisagé une transformation aussi totale. Rhodes avait déjà étudié une partie des travaux de Van Vliet, mais il doutait qu’il eût une chance de réussir. Cela lui paraissait beaucoup trop éloigné de son idée du possible.
Il sentit un muscle de sa joue se contracter, comme un trapéziste miniature se préparant à effectuer un très long saut. Il y porta deux doigts et appuya fort pour relâcher la tension qui était en train de s’accumuler.
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