Encore un petit cognac ?
Non, décida-t-il. Pas tout de suite.
La trouvaille de Van Vliet pouvait-elle marcher ? Jamais, au grand jamais, se dit Rhodes. Il faudrait tout réorganiser, des pieds à la tête, toute la collection des organes – les poumons, le foie, jusqu’à la capacité osmotique des membranes cellulaires –, une refonte totale, à parler franc, une seconde création du genre humain. Un projet absurde, exagérément ambitieux, dépassant de loin les capacités techniques que Santachiara pouvait espérer développer et qui, si d’aventure il était mené à bien malgré les difficultés apparemment insurmontables, transformerait l’humanité au point de la rendre méconnaissable.
Ce qui est précisément le but pour lequel toute une équipe de chercheurs a été rassemblée ici, songea Rhodes. Le but que je suis payé, et bien payé, pour atteindre. Le but dans lequel j’ai engagé le jeune Alex Van Vliet pour m’aider.
Et si Van Vliet avait raison de croire à la faisabilité de son projet, et si je me trompais…
Il regarda ses mains : elles tremblaient légèrement. Il écarta les doigts pour maîtriser le tremblement, puis enfonça une touche et repassa le virtuel de Van Vliet, cette fois depuis le commencement.
Sûr de lui jusqu’à la suffisance, il souriait à Rhodes comme à un vieux copain. Vingt-quatre ans, presque assez jeune pour être son fils ! À quarante ans, Rhodes n’avait jamais encore eu l’occasion de sentir la poussée de la nouvelle génération et il n’aimait pas du tout cela.
« Ce que je me propose de faire dans cette présentation initiale, c’est procéder à une réévaluation fondamentale de l’état de nos travaux, en posant comme postulat qu’à une situation extrême des mesures extrêmes sont la seule réaction appropriée. »
Van Vliet disparut et fut remplacé par l’image virtuelle d’une femme ravissante en robe arachnéenne, jeune et fragile, traversant une forêt d’un pas léger, sur le fond verdâtre d’un ciel épais comme une soupe. Elle était toute fraîche, d’une élégante minceur, une figure préraphaélite au teint éblouissant : l’archétype de la jolie jeune fille. L’air qui l’environnait était fétide, grumeleux, parsemé d’amas de ce qui ressemblait à des étrons célestes. Elle ne semblait pas s’en soucier le moins du monde. Non, cela ne la troublait aucunement. Rhodes voyait ses mignonnes petites narines se dilater délicatement pour inspirer la crottosphère tout en sautillant et en fredonnant gaiement une chansonnette.
Rhodes comprit qu’il s’agissait d’une manière de publicité pour la Nouvelle Race Humaine que Van Vliet était résolu à créer. La nouvelle Terre abjecte de demain serait-elle vraiment peuplée d’une race de jeunes filles féeriques comme celle qu’il avait devant les yeux ?
« On ne peut contester sérieusement nos prévisions, reprit Van Vliet, selon lesquelles, d’ici quatre ou cinq générations, six dans l’estimation la plus optimiste, l’air de notre planète, dans sa composition actuelle, sera devenu irrespirable pour l’espèce humaine. Malgré toutes les mesures préventives, il est indéniable que l’accumulation des gaz à effet de serre a déjà atteint un stade irréversible et il est désormais inévitable, à mesure que les polluants accumulés continueront de dégager des gaz, que nous passions au-dessous du seuil d’oxygénation du vivant des petits-enfants des enfants que nous mettons au monde aujourd’hui. Comme nous n’avons pas la capacité d’agir globalement sur l’atmosphère terrestre pour rétablir le mélange de l’ère préindustrielle et compte tenu de la libération inévitable et continue dans l’atmosphère d’hydrocarbures contenus dans les océans et la croûte terrestre au long des XIX eet XX esiècles, nous avons décidé à Santachiara d’essayer d’agir sur le génome humain pour faire face aux changements à venir. Différents projets à différents degrés de complexité sont à l’étude, mais, après une analyse approfondie de l’ensemble du programme de Santachiara tel qu’il est conçu aujourd’hui, je suis arrivé à la conclusion que nous avons choisi d’opter pour un ensemble de demi-mesures inéluctablement vouées à l’échec et…»
— Bon Dieu ! souffla Rhodes. Il me dit ça tout crûment, et avec le sourire en prime !
Il ne pouvait pas en entendre davantage, du moins pour l’instant. Il appuya sur une touche et Van Vliet disparut.
— Mlle Martine sur la Une, articula aussitôt l’annonceur.
Ravi de l’interruption, Rhodes actionna le viseur.
L’image d’Isabelle, cadrée à la hauteur des épaules, lui apparut. Mince, le regard vif, elle avait des traits étrangement contrastés. Des yeux gris-violet étincelants, farouches, un nez fin aux ailes délicates, des lèvres charnues, pulpeuses : rien ne s’accordait vraiment avec le reste. Au printemps, Isabelle avait teint ses cheveux, et Rhodes n’avait pas encore réussi à se faire à ce rouge ardent.
Elle attaqua bille en tête, avec la franchise et la brusquerie qui lui étaient habituelles.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de dîner avec un Israélien, Nick ? Je croyais que nous devions aller à Sausalito et puis…
Elle s’arrêta net.
— Nick ? Tu as l’air tout drôle !
— Vraiment ? Drôle comment ?
— Tu as le visage bizarrement fermé, les pupilles dilatées. Tu as des ennuis, hein ?
Isabelle était toujours prompte à remarquer ses changements somatiques. Mais c’était son métier, somme toute : elle était cinéthérapeute et parlait le langage du corps comme sa langue maternelle. Il ne servait absolument à rien d’essayer de lui cacher des choses. Isabelle et Nick se voyaient depuis deux ans et demi, et on commençait à lui demander quand ils comptaient se marier.
Elle lui lança un de ses regards empreints de sensibilité et de bienveillance : Isabelle, la thérapeute anxieuse de soulager son patient. « Parle-moi, mon chéri. Dis-moi tout, tu te sentiras mieux. »
— J’ai passé une sale matinée, ma chère, fit Rhodes. Il y a deux ou trois jours, un de mes jeunes chercheurs m’a soumis un projet d’une portée considérable. Une idée véritablement révolutionnaire. Je n’avais pas eu l’occasion avant ce matin de passer les virtuels qu’il m’a remis ; je n’en ai regardé que la moitié et je suis trop bouleversé pour aller plus loin.
— Pourquoi ça ?
— En partie, parce c’est une idée tellement radicale qu’elle implique des mesures extrêmes, de celles qui t’ont toujours inquiétée, une adaptation physiologique fondamentale de l’homme, pas un petit réglage de rien du tout. Mais aussi parce qu’il présente les choses comme un insupportable morveux. Il commence en déclarant, en substance, que nous sommes tous si désespérément conservateurs que nous devrions rendre notre tablier et le laisser prendre les commandes du labo.
— Toi ? Conservateur ?
— Ici, oui. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas encore prêt à entendre un morveux qui a à peine la moitié de mon âge dire explicitement qu’il est temps pour les vieux croûtons comme moi de passer la main et de cesser de faire obstacle à la solution du problème.
— Une solution qu’il peut apporter ?
— Je n’ai pas regardé jusqu’au bout. Peut-être, mais ce n’est pas sûr. J’aurais tendance à penser que non ; ce qu’il propose est tellement dingue que je considère que c’est irréalisable. Il y a des problèmes techniques intrinsèques qui me paraissent insolubles. Mais je ne sais pas de quoi je parle, je ne suis qu’un vieux croûton. Ce qu’il voudrait, c’est remplacer par du soufre le fer de l’hémoglobine, de sorte que nous puissions nous passer d’oxygène quand nous y serons contraints, dans les deux siècles à venir.
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