— Docteur, commence-t-il d’une voix chaude et insinuante. Alors, docteur, comment ça va ?
Un ivrogne. Sans doute pas dangereux, quoiqu’il y ait quelque chose de vaguement menaçant dans son allure.
— Je ne pensais pas être aussi célèbre par ici.
— Célèbre. Célèbre. Ouais, vous êtes foutument célèbre. Au moins pour moi. Je vous ai repéré depuis l’autre côté de Broadway. C’est pas que vous ayez tellement changé.
L’homme est ivre, cela ne fait aucun doute. Son exaltation est caractéristique, et sa manière peu subtile de chercher le contact ; il est pratiquement pendu au bras de Shadrak.
— Vous ne me reconnaissez pas, hein ?
— Je devrais ?
— Ça dépend. À une époque, vous m’avez bien connu.
Shadrak détaille le visage ravagé, la lourde mâchoire. Il y a quelque chose de familier, mais aucun nom ne lui vient à l’esprit.
— Harvard, lance-t-il à tout hasard. Ça devait être à Harvard. Exact ?
— Vous marquez deux points. Continuez.
— La fac de médecine ?
— Cherchez du côté du collège.
— C’est plus dur. Ça remonte à plus de quinze ans.
— Otez-moi quinze ans. Et une vingtaine de kilos. Et la barbe. Merde, vous n’avez pas du tout changé. Évidemment, vous avez la belle vie. Je sais ce que vous avez fait.
Sans desserrer son étreinte, l’homme remue les pieds, tousse, se racle la gorge et crache. Un graillon sanguinolent. Il grimace.
— Voilà un bout de boyau, hein ? Il en part un peu plus tous les jours. Vous ne me reconnaissez vraiment pas. Que diable, nous autres Blancs, on se ressemble tous.
— Vous voulez me donner d’autres indices ?
— Un gros : on était ensemble dans l’équipe d’athlétisme.
— Lancer du poids, complète automatiquement Shadrak. Dieu sait de quel recoin de sa banque de données personnelle il tire l’information, mais il est sûr de ne pas se tromper.
— Deux points. Le nom, à présent.
— Pas encore. Je cherche. Il métamorphose cette épave en un jeune homme imberbe, avec des muscles et non de la graisse, un short et un tee-shirt ; il le voit soulever le globe de métal étincelant, exécuter la petite danse bizarre du lanceur de poids, détendre le bras…
— La réunion du NCAA, Boston, 1995. On était en deuxième année. Vous ave2 gagné le soixante mètres en six secondes pile. Bel exploit. J’ai lancé le poids à vingt et un mètres. Nos photos étaient dans tous les journaux. Vous vous souvenez ! La première grande manifestation d’athlétisme après la Guerre virale, signe que les choses rentraient dans l’ordre. Ah ! Dans Tordre. Vous étiez un sacré coureur, Shadrak. Je parie que vous l’êtes encore. Merde, le poids, je ne pourrais même plus le soulever. Comment je m’appelle ?
— Ehrenheich, répond aussitôt Shadrak. Jim Ehrenheich.
— Six points ! Et vous voilà devenu le docteur du grand homme. Vous disiez que vous seriez utile à l’humanité, que vous ne vous lanciez pas dans la médecine simplement pour faire du fric, hein ? Et c’était pas des blagues. Au service de l’humanité, occupé à maintenir en vie notre glorieux chef. Pourquoi prenez-vous cet air étonné ? Vous croyez donc que personne ne connaît le nom du médecin du président ?
— Je ne cherche pas vraiment à me faire de la publicité.
— Exact. Mais on est un peu au courant de ce qui se passe à Oulan-Bator. J’ai fait partie du Comité, vous savez ? Jusqu’à l’année dernière. Vous allez de quel côté ? Chinatown ? Marchons ensemble. C’est mauvais pour mes jambes de rester immobile, j’ai des varices. Oui, le Comité ; j’étais au troisième échelon pour la Californie ; mon indice me donnait même accès au vecteur. Naturellement, ils m’ont laissé tomber. Mais ne vous en faites pas : ça ne vous causera pas d’ennuis de me parler. Même avec les sécuvils qui sont là-bas en train de lorgner. Je ne suis pas un foutu paria, vous savez, rien qu’un ex-membre du Comité. J’ai le droit de parler aux gens.
— Qu’est-il arrivé ?
— J’ai fait le con. J’avais cette amie, elle faisait aussi partie du Comité, à un très bas échelon, et son frère a chopé le pourrissement. Elle m’a dit, peux-tu trafiquer l’ordinateur, augmenter la commande d’antidote et sauver mon frère ? Bien sûr, je lui ai dit, je vais le faire, je vais le faire rien que pour toi, petite. Je connaissais un programmeur. Il pouvait maquiller les chiffres. Alors je lui ai demandé, et il l’a fait, enfin j’ai cru qu’il l’avait fait, mais c’était un piège, l’attrape-couillon dans toute sa splendeur – les sécuvils se sont amenés et m’ont demandé des explications au sujet des doses supplémentaires d’antidote que j’avais commandées – Ehrenheich cligne de l’œil d’un air jovial. Ils ont expédié la fille à la ferme d’organes. Le frère est mort. Moi, ils se sont contentés de me virer, sans autre condamnation. En reconnaissance d’années de bons et loyaux services pour la cause de la révolution permanente. Je touche même une petite pension, assez pour faire tomber la vodka. Mais quel gâchis, Shadrak, quel foutu gâchis. Ils auraient dû m’envoyer aussi à la ferme d’organes tant que j’étais entier. Parce qu’à présent je suis en train de mourir. Vous le savez, n’est-ce pas ?
— Oui.
— On raconte que si vous recevez l’antidote et que le traitement soit interrompu, le pourrissement se déclenche aussitôt. C’est comme si toutes les forces du mal comprimées jusque-là éclataient d’un seul coup et vous envahissaient.
— J’ai entendu dire ça, en effet.
— Combien de temps me reste-t-il ? Vous devez être en mesure de me le dire, non ?
— Pas sans vous examiner. Et même dans ce cas. Je ne suis pas vraiment un expert, en ce qui concerne le pourrissement.
— Non. Évidemment. Pas à Oulan-Bator. Vous n’y êtes pas assez exposés, là-bas. Je traîne ça depuis six mois. Ma barbe était noire quand ça a commencé. J’avais tous mes cheveux. Je vais mourir, Shadrak.
— Nous allons tous mourir. Sauf Gengis Mao, peut-être.
— Vous savez ce que je veux dire. Je n’ai même pas trente-sept ans et je vais mourir . Pourrir et mourir. Parce que j’ai été con, parce que j’ai voulu aider le frère d’une amie. J’étais peinard, j’avais bien mené ma barque, un coup d’antidote dans le bras tous les six mois…
— Oui, vous avez vraiment été stupide. Parce que rien de ce que vous pouviez faire n’aurait sauvé le frère de votre amie.
— Hein ?
— L’antidote ne guérit pas. Il immunise. Quand on passe au stade létal, les jeux sont faits. On ne peut pas inverser l’évolution du mal. Vous n’étiez donc pas au courant ? Je croyais que tout le monde le savait.
— Non, non.
— Vous avez brisé votre carrière pour rien. Balancé votre vie pour rien.
— Non. Ehrenheich parait abasourdi. Ça ne peut pas être vrai. Je n’y crois pas.
— Vérifiez.
— Non. Je veux que vous me sauviez, Shadrak. Je veux que vous me prescriviez l’antidote.
— Je viens de vous dire…
— Vous saviez ce que j’allais demander. Vous vouliez vous défiler.
— Jim, je vous en prie.
— Mais vous pourriez vous procurer le truc. Vous en trimballez sans doute une centaine d’ampoules dans votre petit sac noir. Merde, quoi, vous êtes le médecin de Gengis Mao ! Vous pouvez faire n’importe quoi . Ce n’est pas comme d’être au troisième échelon d’un bureau régional. Écoutez, on a fait partie de la même équipe, on a remporté des trophées ensemble, on a eu nos photos dans les journaux…
— Ça ne marcherait pas, Jim.
— Vous avez peur de m’aider.
— J’aurais de bonnes raisons, après ce que vous venez de me raconter. Vous vous êtes fait balancer pour détournement illégal d’antidote, c’est ce que vous m’avez expliqué, et maintenant vous me demandez de faire la même chose.
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