— C’est-à-dire ?
— Ce soir. J’ai une place réservée sur le prochain vol.
Avogadro hausse les sourcils.
— Vraiment ? Voilà qui est fort commode et m’évitera la peine de…
— Me demander de rentrer ?
— Oui.
— Je pensais bien que vous auriez quelque conseil de ce genre à me donner.
— La vérité, c’est que Gengis Mao s’ennuie de vous. Il m’a envoyé ici afin que je vous parle.
— Naturellement.
— Afin que je vous demande de rentrer.
— Il vous envoie me le demander. Pas afin de me ramener, mais de me demander si je veux bien rentrer. De ma propre volonté.
— Afin de vous le demander, c’est cela.
Shadrak songe aux sécuvils qui l’ont filé tout autour du monde, qui se pressaient sur ses traces, tenaient des conciliabules, passaient des messages à leurs collègues de villes éloignées. Il sait – et il ne doute pas qu’Avogadro sache qu’il le sait – que la situation réelle n’est pas aussi détendue que le chef de la Sûreté veut le lui faire croire. En prenant son billet pour le vol du soir, il a épargné à Avogadro la gêne de devoir le faire arrêter et ramener à Oulan-Bator sous la contrainte. Il espère qu’Avogadro lui en a la reconnaissance qui convient.
— Les maux de tête du khan sont-ils sérieux ? demande-t-il.
— Assez sérieux, me dit-on.
— Vous ne l’avez pas vu ?
Avogadro secoue la tête.
— Je lui ai parlé au téléphone. Il paraissait abattu. Fatigué.
— Cela remonte à combien de temps ?
— Avant-hier soir. Mais dans la tour, on parle des maux de tête du président depuis une semaine.
— Je vois. Je me doutais de quelque chose de ce genre. C’est pour cela que j’ai décidé d’avancer la date de mon retour. Puis, regardant Avogadro bien en face : Vous saisissez bien, n’est-ce pas, que j’ai pris mon billet de retour dès que je me suis rendu compte que le khan était incommodé ? Car il s’agissait de ma responsabilité envers mon patient. Ma responsabilité envers mon patient, voilà ce qui gouverne toutes mes actions. Et en toutes circonstances. Vous en êtes tout à fait conscient, n’est-ce pas ?
— Naturellement, fait Avogadro.
23 juin 2012
Et si j’étais mort avant d’avoir accompli mon œuvre ? Cette question n’a rien de futile. Je compte au regard de l’histoire. Je suis un des grands reconstructeurs de la société. Otez-moi de la scène en 1995, en 1998, et même en 2001, et tout sombre dans le chaos. Je suis à cette société ce qu’Auguste fut au monde romain, Ts’in Che Houang-ti à la Chine. Quelle sorte de monde existerait aujourd’hui si j’étais mort il y a dix ans ? Un millier de principautés en guerre, sans aucun doute, chacune avec sa propre armée minable, sa propre législation, sa monnaie, ses passeports, ses gardes aux frontières, ses taxes douanières. Une multitude d’aristocraties dérisoires, de seigneurs féodaux, les brigues des mécontents, de petites révolutions en permanence – le chaos, le chaos, le chaos. Avec, très probablement, de nouvelles flambées de Guerre virale. Et pour finir, l’extinction de l’humanité. Tout cela si vous ôtez Gengis Mao de la scène historique au moment critique. Je suis le sauveur du monde.
Ça a l’air d’une vantardise obscène. Sauveur du monde ! Héros de la culture, figure mythique ; moi, Krishna ; moi, Quetzalcóatl ; moi, Arthur ; moi, Gengis Mao. Et pourtant, c’est vrai, ce l’est plus pour moi que pour n’importe lequel d’entre eux, car sans moi c’est l’humanité tout entière qui aurait disparu aujourd’hui, et voilà qui est nouveau dans le mythe du sauveur. Mettre un terme aux combats, boucler le virus, financer les travaux de Roncevic – oui, aucun doute, nous aurions peut-être aujourd’hui une planète morte si l’on m’avait mis en terre il y a dix ans. Ainsi que le reconnaîtra l’histoire. Et pourtant, et pourtant, quelle importance ? Je ne serai pas oublié après ma mort – je ne serai jamais oublié – mais je mourrai. Tôt ou tard, mes artifices s’épuiseront. Ni Talos, ni Phénix, ni Avatar ne pourront me soutenir indéfiniment. Quelque chose lâchera, ou l’ennui aura raison de moi et je couperai mes propres systèmes et je mourrai, et qu’est-ce que ça aura voulu dire, d’avoir sauvé le monde ? Ce que j’ai accompli, finalement, ne signifie rien à mes yeux. Le pouvoir auquel je suis parvenu est vide, au bout du compte. Il n’est pas vide immédiatement – est-ce que je ne trône pas ici dans le faste et le confort ? mais au bout du compte, il est vide. Je prétends que l’empire possède un sens, mais il n’en a aucun, il n’y a de sens nulle part. Cette philosophie est très répandue chez les très jeunes et, je suppose, chez les très vieux. Je dois faire comme si ce pouvoir comptait à mes yeux. Je dois faire comme si la reconnaissance par l’histoire était la consolation des consolations. Mais je suis trop vieux pour m’en soucier. J’ai oublié pourquoi il était important pour moi de faire ce que j’ai fait. Je joue un jeu absurde sans pouvoir me résoudre à laisser la partie s’achever, mais j’ai des doutes quant à la nature du gambit décisif. Alors je dure, et je dure, et je dure. Moi, le khan Gengis II Mao IV, sauveur du monde, prenant soin de dissimuler à ceux qui m’entourent la profonde, la paralysante vacuité sur laquelle s’ouvrent les sous-sols de mon esprit. Je crois bien que j’ai perdu le fil de mon propre raisonnement. Je suis las. Je m’ennuie. J’ai mal à la tête.
J’ai mal à la tête.
— Shadrak ! rugit le khan. Cette saleté de migraine ! Arrangez-moi ça, Shadrak !
Le vieux boucanier se force à sourire. Il est calé contre trois oreillers, l’air las, avachi. Sa mâchoire est bloquée en un rictus ; ses yeux ont un éclat dur et mènent une danse folle, comme s’il devait lutter pour accommoder. À cette faible distance, Shadrak n’a aucune peine à détecter une douzaine de symptômes distincts de l’hypertension intracrânienne qui est en train de se développer dans les replis du cerveau de Gengis Mao. Déjà, de multiples petits signes indiquent une détérioration des fonctions cérébrales du président. Aucun doute quant au diagnostic, à présent. Non, pas le moindre doute.
— Vous êtes resté absent trop longtemps, marmonne le khan. Vous vous êtes bien amusé ? Oui. Mais cette migraine, Shadrak, cette migraine terrible, abominable – je n’aurais pas dû vous laisser partir. Votre place est ici. À mon côté. À me surveiller. À me soigner. C’est comme si j’avais envoyé ma main droite en voyage autour du monde. Vous ne partirez plus, hein, Shadrak ? Et vous allez vous occuper de ma tête. Ça me fait peur, ce battement. Comme quelque chose qui voudrait s’échapper de là-dedans.
— Il n’y a pas de raison de s’inquiéter, monsieur le Président. Nous allons très vite vous arranger ça.
Gengis Mao roule des yeux angoissés.
— Comment ? En découpant un trou dans mon crâne et en laissant le démon s’échapper telle une bouffée de gaz nauséabond ?
— Nous ne sommes plus à l’âge néolithique. Le trépan a fait son temps. Nous disposons de meilleures méthodes. Du bout des doigts, il palpe les joues du khan, explore les os saillants. Décontractez-vous. Laissez vos muscles se relâcher.
La soirée est déjà avancée, et Shadrak tombe de fatigue : dans une seule journée, il a volé de San Francisco à Pékin, de Pékin à Oulan-Bator, puis s’est rendu directement au chevet de Gengis Mao sans même prendre le temps de se changer. Les fuseaux horaires se confondent dans sa tête et il ne sait plus très bien si l’on est samedi, dimanche ou vendredi. Mais au plus profond de son esprit, il y a une sphère dure et claire comme le cristal.
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