Les voici face à face, séparés par moins d’un mètre, et il sent soudain monter en lui un désir physique intense, inattendu. La violence de son excitation le frappe de stupeur. Il croyait tout désir pour elle évanoui à jamais, depuis la découverte de sa trahison. Il n’en est rien. Le désir est toujours là, et toujours aussi fort. L’attrait de son corps lisse et cuivré, le souvenir de son odeur, l’éclat de ses grands yeux sombres et perçants. Sa princesse indienne, Pocahontas, Sacajewea. Même à présent, même à présent, il la veut. Il ne voit plus la chercheuse dont l’ingéniosité a scellé sa perte ; il ne voit plus que la femme, belle, passionnée, irrésistible. Et il ne doute pas qu’elle éprouve à l’instant même une attraction pareille à celle qui s’exerce sur lui.
Après tout, cela ne devrait pas tellement l’étonner. Ils se retrouvent face à face, un homme et une femme ; ils ont été amants pendant des mois ; ils sont seuls, la porte est fermée à clé. Pourquoi le désir ne naitrait-il pas entre eux, en dépit de tout ? Shadrak est tout de même un peu sidéré par ce brusque branchement érotique. L’irruption du sexe sur fond de trahison, de déprime et de catastrophe imminente a quelque chose d’incongru et de déplacé, de bizarre et de malvenu.
Il affecte de ne rien ressentir, ne fait pas un geste.
— Comment t’en sors-tu, Shadrak ? demande-t-elle, non sans tendresse, au bout d’un moment. C’est dur ?
— Je me cramponne.
— As-tu peur ?
— Un peu. Mais c’est sans doute de la colère plus que de la peur.
— Est-ce que tu me hais ?
— Je ne hais personne. Ce n’est pas dans ma nature.
— Je t’aime encore, tu sais.
— Arrête, Nikki.
— Mais c’est vrai. C’est ça qui me déchire depuis des semaines.
Le souci qu’elle se fait à son sujet est tellement tangible qu’il constitue comme une troisième présence matérielle dans la pièce.
— Je ne veux pas en entendre parler, dit-il.
— Tu vois bien que tu me hais.
— Non. C’est simplement que tes remords ne m’intéressent pas.
— Ni mon amour ?
— Tel quel ?
— Tel quel.
— Je ne sais pas. Je ne tiens pas à ce qu’on me bousille la tête plus qu’elle ne l’est déjà.
— Que vas-tu faire, Shadrak ?
— Comment ça, que vais-je faire ?
— Tu ne vas pas rester à Oulan-Bator.
— Tout le monde me pousse à déguerpir.
— Oui.
— Ça n’arrangerait rien.
— Tu pourrais sauver ta peau.
Il secoue la tête.
— Je n’y arriverais pas. Toute la planète est espionnée, Nikki. Va passer un quart d’heure à Surveillance Vecteur Un et tu en seras convaincue. Tu le sais déjà. Tu m’as dit toi-même qu’il était impossible de fuir. Il y a des traceurs pour tout le monde. D’ailleurs, ma disparition ruinerait ton projet.
— Oh ! Shadrak !
— Après tout, c’est moi la pièce principale, pas vrai ?
— Ne fais pas l’idiot.
— Tu devrais trouver un autre hôte pour Gengis Mao. Il faudrait encore procéder à un nouvel étalonnage. Tu…
— Arrête. Je t’en prie.
— D’accord. De toute façon, il est vain de chercher à échapper au khan.
— Tu ne vas même pas essayer ?
— Non.
Elle le dévisage un long moment en silence avant de dire :
— Je suppose que je devrais éprouver du soulagement pour ça aussi.
— Pourquoi ?
— Si tu refuses de prendre la responsabilité de sauver ta peau, moi je n’ai plus à supporter celle de… de…
— De ce qui m’arrivera si je reste ici ?
— Oui.
— Tu as raison. Pas besoin de te sentir coupable. J’ai été bien prévenu et, pourtant, je décide en toute liberté de rester et d’affronter le sort. Tu es absoute, Nikki. Tes mains sont lavées de mon sang.
— Tu te paies ma tête, Shadrak ?
— Pas aujourd’hui, non.
Ils échangent à nouveau un regard étrange. Il ressent encore ce mystérieux désir physique, cette envie grotesque et hors de propos. Il soupçonne que s’il l’empoignait et s’il la culbutait sur la moquette, entre le bureau et les classeurs, il pourrait la prendre là, à l’instant même, dans son propre bureau, une dernière baise dingue et frénétique. Puis il se représente Eis et ses collègues en train de cavaler de l’autre côté de la porte fermée à clef, la tête pleine de leurs ordinateurs et de leurs chimpanzés, tout à leurs programmes de simulation de transfert de la personnalité-Gengis Mao, et ça le calme un peu. Rien qu’un peu.
Nikki se met à rire.
— Qu’y a-t-il de drôle ? demande-t-il.
— Te souviens-tu de cette fois où on a discuté l’idée de Gengis Mao et toi ne formant qu’un seul système vital, un dispositif autocorrecteur de traitement de l’information ? C’était avant que tout ceci ne soit arrivé. Mangu vivait encore, je crois. J’expliquais comment le ciseau, le maillet et la pierre ne sont que des aspects du sculpteur ou, plus exactement, comment le sculpteur, ses outils et son matériau ne forment qu’une seule entité pensante et agissante, une seule personne, et de quelle manière Gengis Mao et toi…
— Oui. Je me souviens.
— Ce sera encore plus vrai dorénavant, non ? Au sens le plus littéral. J’y vois une terrible ironie. Ton système nerveux et le sien, solidaires, entrelacés, indiscernables. Tu m’avais répondu ce soir-là que non, la comparaison ne tenait pas, que Gengis Mao pouvait te transmettre des données mais pas l’inverse, et que de ce fait il y avait une borne discrète au cheminement de l’information. Ça va changer, à présent. Il deviendra impossible de dire où l’un de vous s’arrête et où l’autre commence. Mais ce soir-là, j’avais voulu te faire comprendre que tu ne saisissais pas vraiment le concept – que le marbre est incapable de concevoir une statue, mais qu’il ne fait pas moins partie du système cohérent qu’est la sculpture, de la même manière que tu ne peux pas alimenter Gengis Mao en données métaboliques, ce qui ne t’empêche pas d’être intégré au système global Gengis Mao ; l’interaction existe, vous êtes liés l’un à l’autre par un rapport rétroactif, il y a… Le flot de paroles s’interrompt brutalement et c’est d’une voix différente qu’elle reprend : Oh, Shadrak, pourquoi refuses-tu de te mettre à l’abri ?
— Je te l’ai expliqué. Ça ne sert à rien. Je n’arrête pas de le répéter, mais personne ne semble vouloir me croire.
Il essaie de se représenter comme un élément du système Gengis Mao. Il examine les analogies. Il n’est pas douteux que ses senseurs et ses implants établissent entre le khan et lui des liens très particuliers. Mais son rôle dans le système-Gengis Mao n’est ni plus ni moins considérable que celui du bloc de marbre de Michel-Ange dans le système de la sculpture. Si Michel-Ange considère qu’un bloc de marbre donné ne sert plus les besoins de la conception d’ensemble, il le rejette sans se poser de questions et en introduit un autre dans le circuit.
Nikki est agitée d’un tremblement.
— Si tu ne veux pas essayer de te sauver, dit-elle, personne ne peut plus rien pour toi.
Lorsque Gengis Mao et lui partageront le même corps, ils formeront véritablement un dispositif de traitement intégré de l’information. Il va de soi qu’une telle unité n’exige qu’un seul bio-ordinateur, un seul cerveau, un seul esprit, un seul moi. Et ce moi ne sera pas celui de Shadrak Mordecai.
— Je sais tout ça, dit-il. Nous en avons déjà parlé. J’en prends la pleine responsabilité.
— Ça ne te touche pas ?
— Peut-être pas. Peut-être plus. Je n’en sais rien.
— Shadrak…
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