— Il faudrait que j’examine l’équipement, dit Shadrak.
— Viens.
Elle l’emmène en visite guidée. Elle fait vivre pour lui tout le zoo de la métempsycose animale, elle lui fait la démonstration des derniers triomphes de la transmigration électronique : voici un chien doté de l’esprit d’un raton laveur qui trempe son dîner dans un seau d’eau ; ici, on a implanté dans le crâne d’un aigle le profil codé d’un paon, de sorte que l’animal se pavane, fait la roue et déploie ses ailes ; plus loin, c’est l’essence ovine d’un mouton qu’on a refilée à une jeune lionne, laquelle rumine son fourrage d’un air placide, au détriment, c’est probable, de son système digestif. Toutes ces bêtes métamorphosées ont un air égaré, piégé, comme si quelque parasite insatiable les grignotait de l’intérieur, et Shadrak demande à Nikki si les avatars humains présenteront la même caractéristique, si l’âme évincée du donneur ne croupira pas tel un miasme pour compliquer la vie du receveur.
— Nous pensons que non, dit Nikki. N’oublie pas que les programmes implantés dans tous les animaux que je t’ai montrés traversaient les frontières des espèces et aussi des genres. Un paon ne se sentira jamais à l’aise dans le corps d’un aigle, pas plus qu’un mouton dans celui d’une lionne. La bête finit par prendre le coup, pour ce qui est de faire fonctionner son nouveau corps, mais elle aura toujours tendance à revenir à ses vieux réflexes.
— Dans ce cas, pourquoi perdre son temps avec des implantations transgénériques ? Si ce n’est pour montrer que vous êtes rudement malins ?
— La raison est que les points de dissemblance entre l’hôte et l’entité qu’on implante sont tellement énormes que nous sommes instantanément en mesure de confirmer le succès de l’opération. Si nous mettons l’esprit d’un épagneul dans un corps d’épagneul, celui d’un chimpanzé dans un corps de chimpanzé, celui d’une chèvre dans un corps de chèvre, comment savoir si nous avons accompli quelque chose ? La chèvre ne peut pas nous le dire. L’épagneul non plus.
Shadrak fronce les sourcils.
— Mais enfin l’électroencéphalogramme d’un épagneul diffère de celui d’un autre épagneul, et ça, c’est facile à constater. Si les rythmes cérébraux ne sont pas propres à chaque individu, à quoi rime tout votre projet ?
— Bien sûr, qu’ils sont propres à chacun. Mais il faut que l’étude du comportement au niveau le plus élémentaire nous en apporte une confirmation. Nous avons déjà procédé à des implantations à l’intérieur d’une espèce, et en quantité, mais les différences de comportement après coup sont trop subtiles pour prouver grand-chose – quand on injecte un chimpanzé dans un autre chimpanzé, disons, les variations observables du tracé électrœncéphalographique pourraient bien n’être dues qu’à notre intervention. Tandis que si nous introduisons le profil codé d’un mouton dans une lionne et que la lionne devienne herbivore, nous avons la confirmation spectaculaire de notre réussite. Tu me suis ?
— Évidemment, ce serait encore plus spectaculaire si les esprits échangés appartenaient à des humains. Et il serait plus facile de confirmer qu’il y a bel et bien eu substitution délibérée.
— Évidemment.
— Seulement, ça n’a pas encore été essayé.
— Pas encore, mais la semaine prochaine, je crois que nous allons tenter notre première implantation humaine.
Shadrak frissonne légèrement. Jusqu’à présent, il a réussi à garder une attitude remarquablement impersonnelle au long de cette inspection, il a mené cette conversation comme si l’intérêt qu’il portait au projet Avatar était d’ordre purement professionnel ; mais il n’est pas si facile, maintenant que Crowfoot et lui se sont mis à évoquer des transferts d’esprits humains d’un corps à un autre, de refouler la connaissance des conséquences dernières de cette recherche minutieuse. Il ne parvient pas à ignorer le but final d’Avatar, la transmigration de l’esprit du tigre dans le corps de la gazelle, avec Gengis Mao dans le rôle du tigre et lui-même dans celui de l’infortunée gazelle. Qu’advient-il de la gazelle après l’invasion du tigre ? Shadrak envisage un instant une issue à laquelle il n’avait pas songé auparavant : si l’on peut faire passer l’esprit-mouton dans le corps-lionne et l’esprit-Gengis Mao dans le corps-Shadrak, il doit être tout aussi simple d’envoyer l’esprit-Shadrak dans quelque autre corps et de le laisser se débrouiller à partir de là. Mais cette vision s’évanouit aussitôt que née. Il n’a aucune envie de passer dans un autre corps. Il veut garder le sien. Comme tout ceci ressemble à un rêve, se dit-il. Si ce n’est qu’on ne s’en réveille pas.
— Combien de temps ferez-vous des expériences sur les humains avant d’être prêts à… à…
— À opérer le transfert du président ?
— Oui.
— C’est difficile à dire, fait Nikki en haussant les épaules. Ça dépend des problèmes que nous poseront les premières implantations. Si l’adaptation psychologique soulève des difficultés inattendues, si le transfert provoque des aberrations psychotiques, une dépression, une hémorragie d’identité ou quelque chose du même ordre, il pourrait s’écouler des mois, voire des années, avant que nous osions installer Gengis Mao dans un nouveau corps. Les expériences menées sur des animaux ne semblent pas indiquer que de telles choses doivent se produire, mais l’esprit humain est plus complexe qu’un cerveau d’épagneul, et il faut bien envisager la possibilité qu’un esprit complexe réagisse de façon complexe à un événement aussi traumatisant qu’une substitution de corps. Aussi agirons-nous avec précaution. À moins, naturellement, que l’imminence de la mort du khan ne rende nécessaire un transfert d’urgence, auquel cas je suppose qu’il faudra se jeter à l’eau et voir ce qui arrivera. Mais nous ne sommes pas très chauds pour cette solution, évidemment.
— Évidemment, répète Shadrak avec une pointe d’ironie.
— Nous préférerions que tout se déroule dans l’ordre. Une phase d’expérience sur des sujets humains, puis, si les résultats sont satisfaisants, nous aimerions procéder à deux ou trois transferts préliminaires de Gengis Mao avant de…
— Quoi ?
— Oui. Nous insérerions l’implant-Gengis Mao dans plusieurs corps à titre temporaire, de manière à évaluer les réactions du président au phénomène du transfert et à savoir quels ajustements pourront se révéler nécessaires afin de…
— Et que ferez-vous de tous ces Gengis Mao supplémentaires ? demande Shadrak. S’en constituer un stock illustre magnifiquement le principe de la redondance, j’en conviens. Mais s’ils se mettent tous à donner des ordres en même temps, ça pourrait vous…
— Mais non, fait Crowfoot. Nous n’avons nullement l’intention de laisser le programme Gengis Mao en place chez l’un quelconque des sujets d’expérience. Cette sorte de redondance est à éviter absolument, en la circonstance. Chaque sujet serait purgé après les tests. Nous procéderions à un véritable curetage mental.
— Ah ! Bien sûr. À supposer que le sujet soit d’accord.
— Que veux-tu dire ?
— N’oubliez pas qu’une fois le transfert effectué, vous n’aurez plus affaire à un vague minus, mais à Gengis Mao revêtu d’un nouveau corps. Vous devrez faire face à l’esprit dominant de notre époque. Ça pourrait vous créer des problèmes.
— J’en doute, répond Nikki sur un ton désinvolte. Nous prendrons des précautions. Viens par ici, veux-tu ?
Elle le mène devant une vaste banque de données, un mur gris-vert hérissé de tout un incompréhensible attirail. Ici se trouve stockée l’essence codée de Gengis Mao, lui apprend-elle, tout ce qui a été enregistré jusqu’à présent, une représentation numérique presque complète et capable de réagir aux stimuli exactement comme le vrai Gengis Mao, et ce selon un rapport de probabilité poussé jusqu’à la septième ou à la huitième décimale. Nikki s’offre à faire la démonstration de cette gengis-maoïtude au moyen de quelques brefs programmes de simulation, mais Shadrak, soudain démoralisé, ne manifeste que peu d’intérêt ; elle le traîne devant quelques autres merveilles d’Avatar, sans obtenir de réaction plus enthousiaste, puis, comme si elle venait enfin de se rendre compte que Shadrak a cessé de jouer la comédie de l’émerveillement devant ses prouesses technologiques, elle le fait entrer dans son bureau privé et referme la porte à clé.
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