4 janvier 1989
Le texte de ma doctrine est complet. Je le révélerai au monde lorsque l’instant sera venu. Aujourd’hui, alors que j’achevais les derniers paragraphes, il m’est venu un nom pour l’ensemble : dépolarisation centripète. Définie comme l’élaboration d’un consensus à partir d’intérêts inconciliables, et ce par l’illusion que les visées particulières s’excluant mutuellement de chacun sont atteintes. Cette doctrine balaiera le monde de manière aussi irrésistible que le firent jadis les hordes du vieux Gengis.
Shadrak trouve momentanément refuge dans la menuiserie. Jusque-là, cette mode n’a constitué pour lui qu’une simple distraction, une façon de se détendre et de dépenser son énergie, alors que pour de nombreux adeptes, il s’agit d’une pratique presque mystique. Mais le Shadrak calme et détaché de naguère a cédé la place à un individu fébrile et désespéré, disposé à se livrer au travail du bois avec toute l’intensité que réclame celui-ci. Le monde s’est resserré autour de lui. En apparence, rien n’est changé, rien ne va changer ; en ce qui le concerne, le train-train quotidien va continuer, avec ses actes médicaux, sa gymnastique, ses collections et ses virées à Karakorum. Mais depuis deux jours, cette vie confortable, aux rythmes familiers, ne suffit plus à assurer l’équilibre de Shadrak : il sait à présent quelle terrible ablation du moi Gengis Mao lui réserve secrètement. La peur et la souffrance ont commencé de s’insinuer en lui. À cela, il ne connaît qu’un antidote : la soumission à une force plus grande que lui-même, plus grande que Gengis Mao en personne – une puissance qui enveloppe tout. S’il le peut, il fera de la menuiserie le véhicule de cette soumission. Par le marteau et les clous, par le ciseau et l’herminette, par le rabot, la scie et le traceret, il cherchera, sinon le salut, du moins un répit momentané à l’angoisse.
Shadrak fréquente d’ordinaire l’immense et majestueuse chapelle de menuiserie de Karakorum. Mais il règne toujours à Karakorum une atmosphère de carnaval qui donne une note triviale à toutes les activités que Shadrak vient y pratiquer, qu’il s’agisse de menuiserie, d’oniromort, de transtemporalisme ou simplement de faire l’amour. Aujourd’hui, la quête spirituelle de Shadrak est authentique ; il ne recherche pas la chapelle la plus chic, mais la plus accessible, celle qui lui permettra dans les plus brefs délais d’éloigner la souffrance. Il choisit donc un endroit situé à Oulan-Bator même, près du fleuve Tôla, dans l’une de ces rues bordées d’impressionnants immeubles de stuc blanc comme on en construisait aux derniers jours de la République populaire de Mongolie.
La chapelle est du genre sobre et fonctionnel, dépourvue de toute iconographie religieuse ou pseudo-religieuse : on ne vient pas là pour plaisanter. De grandes salles dénudées, un éclairage fluorescent qui crachote, l’odeur de la sciure et de l’essence de citron – on se croirait dans un banal atelier de charpentier, n’étaient le silence et la concentration que les hommes et les femmes installés devant les établis apportent à leur tâche.
Shadrak paie à l’entrée – il s’agit d’une taxe strictement destinée à couvrir les frais de location des outils, le bois et l’entretien, en aucun cas d’une sorte d’obole religieuse –, puis on lui désigne l’armoire où il va troquer sa tenue de ville contre des bleus propres. Il choisit ensuite un établi disponible. Les outils, rutilants et bien huilés, ont été disposés sur le dessus et les côtés de la table avec un sens de la symétrie et de la netteté qui a quelque chose de japonais : des ciseaux de toutes tailles s’alignent en ordre impeccable, ainsi qu’un assortiment de marteaux et de maillets, de troussequins et de tarières, de tenailles et de compas, de biseaux et de limes, d’équerres et de règles. Tout un attirail volontairement varié et abondant, de nature à imprimer dans l’esprit du novice la nature hiératique de son art, la pérennité de sa pratique et la complexité de ce qu’il embrasse.
Personne ne lui parle. Personne ne le regarde ni ne le regardera. Qui entre ici reste seul face à l’outil et à la matière. Une curieuse solennité s’empare de lui alors qu’il entame, comme il est d’usage, la phase initiale de méditation. Par le passé, il fréquentait cette chapelle dans l’idée de s’y détendre une heure ou deux en pratiquant la coupe et l’assemblage ; toute l’expérience se ramenait pour lui à une simple distraction, comparable à un parcours de golf ou à une partie de billard, aussi abordait-il ce stade du cérémonial de façon décontractée, ne voyant là qu’un élément de la tradition, une simple manière de se mettre dans la disposition d’esprit souhaitable, tout comme un golfeur donne quelques drives dans le vide pour s’échauffer, ou encore à l’image du joueur de billard qui passe soigneusement le bleu sur le procédé avant de jouer ; mais aujourd’hui, les mains appuyées bien à plat sur son banc et la tête penchée, Shadrak ne se sent pas plus porté à la désinvolture qu’à l’ostentation ; il sent autour de lui une présence numineuse et devient sombre et pensif à mesure qu’elle pénètre son âme.
Dans la méditation, il faut d’abord considérer les outils, leur forme et leur essence divine. On doit se les représenter et les nommer : scie à tenon, scie pour couper les queues d’aronde, foret, poinçon. Il faut ensuite s’interroger sur leur fonction, ce qui exige que l’on évoque une image de chaque outil en cours d’utilisation. Pour ce faire, on doit remonter jusqu’à certaines techniques fondamentales de la charpenterie ou de la menuiserie : fabrication des mortaises et des tenons, construction des solives et des armatures, pose des revêtements, fixation des entretoises, des supports et des cales. Cette phase de la méditation est la plus longue et la plus intense. Shadrak s’est laissé dire que certains adeptes du culte y brûlaient toute leur ferveur et n’en arrivaient jamais au point de prendre un outil en main pour attaquer le matériau : la seule communion spirituelle leur suffisait. Il n’a jamais compris auparavant comment la chose était possible, mais aujourd’hui, tandis qu’il trusquine, raboute et assemble sans ouvrir les yeux, tandis qu’il ajuste mentalement tenon et mortaise, languette et rainure, il se rend compte que l’activité manuelle proprement dite peut devenir un élément étranger à l’expérience, à condition que l’on soit capable de s’investir pleinement dans la phase méditative.
Cette prise de conscience n’empêche pas Shadrak de progresser jusqu’au stade ultime de la méditation, qui concerne la pénétration du bois, de la matière mère. Il s’agit là encore d’un exercice minutieusement réglé, que l’on doit aborder en imaginant des arbres – pas n’importe quels arbres : des arbres de haute futaie que l’on a soi-même choisis. Shadrak s’en tient d’ordinaire aux pins et aux sapins, mais ne refuse pas, si la fantaisie lui en prend, des bois plus exotiques : ébène, palissandre, acajou, teck. Il faut voir l’arbre ; il faut s’imaginer qu’on l’abat ; s’imaginer qu’on le porte à la scierie pour le faire débiter et sécher ; il faut voir enfin la planche achevée, en contempler le grain, la texture, la richesse en sève, en évaluer la tendance au retrait ou au gauchissement, recenser toutes ses caractéristiques et ses beautés particulières. Alors et alors seulement, quand on a pour ainsi dire sur sa langue le goût du bois, quand l’outil vous brûle la main, on peut se lever, aller choisir sa pièce de bois dans le coffre et se mettre au travail.
Parvenu à ce stade, Shadrak sait très précisément quelle forme revêtira aujourd’hui sa pratique du culte. Pas de menuiserie d’art pour cette fois, mais quelque pièce de charpente lourde, simple et solide, un travail qui parvienne à l’essence de la forme : il construira l’armature d’une voûte de foyer. L’ouvrage a surgi tout entier dans son esprit, avec ses nervures et ses moises, ses aisseliers et ses contre-fiches, son couchis, ses coins. Le temps d’une illumination, Shadrak a calculé la courbure et l’écartement, la montée de la voûte et sa ligne de naissance. Il ne lui reste qu’à tailler, ajuster, jouer du marteau, puis, lorsqu’il en aura terminé, à tout désassembler et à brûler la sciure selon le cérémonial avant de repartir, purgé de toute tension.
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