Ici, ils ont donc recours à l’hypnotisme plutôt qu’aux drogues, songe Shadrak, non sans fatuité. Il est Shadrak le scientifique, l’érudit, l’observateur détaché des phénomènes humains – mais voici qu’il se sent irrésistiblement attiré, pris au piège, entraîné vers l’intérieur sans pouvoir résister ; il n’est plus qu’un grain de poussière porté par les vents cosmiques, un atome, un fantasme. Un instant auparavant, agenouillé sur son matelas, il admirait l’ingéniosité du mécanisme, et le voici empoigné, maintenu, tiraillé, incapable de raisonner froidement, animula vagula blandula hospes comesque corporis.
Tandis qu’il sombre, la prêtresse – car il faut bien lui donner ce titre – entonne une mélopée au rythme lourd, un air difficile à saisir et comme lacunaire, un mélange de mongol et d’anglais avec des bribes de quelque chose qui pourrait être de l’égyptien pharaonique – on y invoque Seth, Hathor, Isis, Anubis, Bast. Des silhouettes mythiques l’entourent dans les ténèbres soudaines : le dieu à tête de faucon, le grand chacal, le singe à tête de chien, le grand scarabée cliquetant. Des divinités desséchées échangent d’une langue lourde de savants commentaires ; elles hochent la tête et montrent du doigt. Voici Amon le père de Thèbes, qui brille comme le feu solaire et dont la peau, comme celle du soleil, porte la fièvre. Il l’invite à s’approcher. Voici la bête sans visage, d’où irradient les courants du feu stellaire. Voici le dieu nain, le bouffon, protecteur des morts, qui cabriole et se rit. Voici la déesse au corps de femme que couronnent trois têtes de serpent. Les dieux dansent et rient, pissent, crachent, pleurent, applaudissent. Et toujours la prêtresse scande sa mélopée. Ses mots qui se chassent en formant une ronde l’empoignent et le réduisent à merci. Il ne comprend plus grand-chose à ce qui se passe, car le monde a perdu ses contours, et pourtant il se rend vaguement compte qu’on le programme et qu’on le propulse, que cette fille, mince et dorée dans sa nudité, lui souffle à travers son récitatif impassible certaines attitudes devant la vie et la mort, attitudes qui vont façonner son expérience au cours des heures qui vont suivre. Elle le tient, elle le dirige, elle le guide et l’oriente comme on oriente un projectile, tandis qu’il tangue au vent eschatologique.
On l’écartèle. Quelque chose est en train de l’amputer sans douleur de lui-même. Il n’a jamais rien ressenti de pareil ni dans la tente des transtemporalistes ni lors des expériences psychédéliques traditionnelles – pas plus avec le khat qu’avec le yipka. C’est quelque chose de neuf, d’unique : le corps pesant s’annule, on se dépouille de sa chair, c’est une libération qui mène à l’apesanteur. Il sait qu’il est en train de… mourir ? Oui, de mourir. C’est bien l’article maison, ici. La mort, l’expérience authentique qui consiste à voir la vie s’échapper de soi. Il ne sent plus son corps. Les sensations de l’extérieur ne l’atteignent plus. C’est cela, la vraie mort, la séparation ultime vers quoi, jour après jour, toute son existence tend ; ce n’est pas du simulé, il n’y a pas de truc, c’est bien la mort authentique, le trépas de Shadrak Mordecai. Certes, il sait, à un niveau plus profond, qu’il s’agit d’un rêve, qu’il a acheté son billet pour passer une bonne soirée, mais, plus profondément encore, il se rend compte qu’il est peut-être en train de rêver qu’il rêve et que son rêve inclut le talisman et la tente et la fille-lionne ; peut-être a-t-il succombé à une illusion d’illusion, et dans ce cas il est vraiment à l’agonie, ici, ce soir. Peu importe.
Comme c’est facile de mourir ! Une brume humide, grise et froide, l’entoure, où tout vient se dissoudre : Anubis et Thot, Katya et la prêtresse, la tente, l’amulette, Shadrak lui-même, enfin, qui se fond peu à peu dans ce gris qui le pénètre. Il flotte vers le centre du vide. Est-ce là ce que Gengis Mao redoute tant ? Être un ballon et n’être que cela, tant d’hélium et si peu de peau autour ; délaisser toute responsabilité et, libéré entièrement, flotter et dériver ? Gengis Mao est tellement lourd . Il porte un tel poids. Peut-être est-ce dur d’abandonner cela. Ce ne l’est pas pour Shadrak. Il traverse le centre et émerge sur la rive opposée, il se solidifie au sortir de la brume et reprend forme humaine. Le voici nu, sans même un linge qui lui ceigne la taille. Et Katya, nue, se tient à son côté. À leurs pieds, les corps dont ils se sont défaussés – mous et détendus, ils donnent l’apparence du sommeil, jusqu’à un semblant de respiration lente, mais la réalité est autre : ils sont morts, bel et bien morts. Shadrak Mordecai contemple son propre cadavre.
— Comme c’est calme, ici, fait observer Katya.
— Et propre. Ils nous ont nettoyé le monde.
— Où va-t-on ?
— N’importe où.
— Le cirque ? La corrida ? Le marché ? N’importe où ?
— N’importe où, reprend Shadrak. C’est ça. Allons n’importe où.
Il ne leur faut nul effort pour se couler à l’intérieur du monde. La lionne leur fait un signe d’adieu. L’air est doux et parfumé. Les arbres sont en fleurs, fleurs de feu, petites coupes de flammes portées au bout des branches ; elles se détachent et tombent en tournoyant, flottent vers le couple à la dérive, le frôlent, sombrent doucement dans les corps. Shadrak suit le passage d’une fleur écarlate qui perce le sternum de Katya pour ressortir entre ses épaules, choir légèrement jusqu’au sol et y germer aussitôt. Un arbrisseau maigrichon jaillit et se couvre de fleurs flamboyantes. Katya et Shadrak rient comme des enfants. Ensemble, ils parcourent le continent. Le sable de Gobi étincelle. La Grande Muraille s’étire devant eux, tel un serpent de pierre qui se love et se tord.
— Tiens, Nigger Jim et Little Nell ! s’exclame Ts’in Che Houang-ti, dressé sur la muraille.
Il exécute une danse guillerette tout en ôtant son bonnet de soie noir et en secouant ses nattes longues et compliquées.
— Chop-chop, fait Shadrak. Kung po chi ding !
— La sortie, c’est par où ? demande Katya.
— Là, indique le premier empereur. Après les chaînes et par-dessus les piques.
Ils franchissent le portail. De l’autre côté de la Grande Muraille, des rizières inondées brillent sous un soleil rosé. Des femmes en pyjama noir et large chapeau de coolie avancent lentement dans l’eau qui leur vient aux chevilles ; elles se baissent et repiquent, se baissent et repiquent. Chœur invisible, hors champ : un crescendo tourbillonnant de voix célestes. Katya cueille une poignée de boue riche et jaune, la jette en direction de son compagnon. Glop ! Il lui rend la pareille. Glip ! Ils se badigeonnent réciproquement puis s’étreignent, tout frétillants et glissants. Que la vase est mœlleuse ! Ils rient et s’ébrouent, ils gambadent et pirouettent, ils atterrissent dans la rizière avec un grand plouf et les Chinoises dansent autour d’eux. Houang ! Ho ! Lindman et ses jambes en ciseaux autour des hanches de Shadrak. Ses cuisses pareilles à des clamps. Elle l’attire. Ils s’accouplent dans la boue comme des buffles en rut. Roulant l’un sur l’autre, accrochés l’un à l’autre. Reniflements. Claques sur la chair. On se vautre dans le limon originel. Jouissif. Nostalgie du bourbier. Panse contre panse. Son membre raide ne semble pas lui appartenir en propre, il a plutôt l’impression de le partager, c’est une sorte de bielle dont le va-et-vient rapide assure la transmission du mouvement entre leurs corps soudés. Sans attendre ni atteindre l’orgasme, ils se lèvent, se lavent et filent à New York. Un vent chaud souffle à travers la ville dont les tours poignardent le ciel. Une averse de confetti les pique et les brûle. La foule les acclame. Ici, tout le monde souffre du pourrissement organique, mais la chose est acceptée et ne provoque aucune panique. Les corps des New-Yorkais sont transparents ; Shadrak voit rougeoyer les lésions internes, les zones de purulence et de décomposition, les éruptions, les érosions, les suppurations qui affectent intestins, poumons, tissus vasculaires, péritoine, péricarde, rate, foie, pancréas. La maladie se signale par des vagues de pulsations électromagnétiques qui martèlent lourdement sa conscience, rouge, rouge, rouge. Ces gens sont bourrés de trous de la cave au grenier, mais ils sont heureux, et d’ailleurs pourquoi pas ? Shadrak et Katya descendent la Cinquième Avenue en faisant un numéro de claquettes. Shadrak a la peau blanche et les lèvres minces. Ses cheveux, droits et longs, lui retombent sur le Visage et l’aveuglent momentanément ; lorsqu’il les rejette en arrière, il constate que Katya est devenue noire : nez épaté, cul superbement stéatopyge et peau chocolat au mètre. Lèvres rubis, douces comme ambroisie.
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