Aussitôt, il s’éveille. L’esprit clair, tout vibrant et douloureusement dispos. La passion lui embrase le sexe – la passion, ou bien la force aveugle qui vient aux hommes dans leurs rêves ; quoi qu’il en soit, ça se dresse sans pudeur contre son lange en dessinant une petite pyramide. Non loin de là, Katya, soulevée sur ses coudes, l’observe. Elle affiche un sourire de sphinx. Il contemple son dos nu et vigoureux, ses fesses fermes et charnues. En un instant, la paix de l’oniromort l’a quitté ; c’est le désir qui le gouverne.
— Partons, fait-il d’une voix rauque.
— D’accord.
— L’asile des amants n’est pas loin.
— Non. Pas là-bas.
Elle s’habille déjà. La lionne qui fut leur guide se tient de l’autre côté de l’allée, où elle accueille de nouveaux venus. La vive lumière éblouit Shadrak. Il est persuadé qu’Anubis et Thot rôdent encore dans le coin. Il lutte pour retrouver cet équilibre perdu, pour regagner le centre immobile, mais il sait qu’il lui faudra encore beaucoup de séances d’oniromort pour pouvoir regagner seul ce lieu de paix.
— Alors, où ? demande-t-il.
— À la tour. Je déteste faire l’amour dans un garni. Tu ne le savais pas ?
Il va devoir tenir encore une heure ou deux. Peut-être est-ce cela, la leçon de l’oniromort : retarder le plaisir, purifier l’esprit.
Ou peut-être que non. C’est un sacré choc de quitter l’atmosphère radieuse qui règne sous la tente de l’oniromort pour retrouver l’obscurité du dehors. La nuit est froide, très froide, même pour un mois de mai mongol. On devine dans l’air quelques traces de neige, de petits flocons durs et cinglants portés par la brise. Dans le tubotrain qui les ramène, ils s’adressent à peine la parole, mais alors qu’ils approchent de la gare d’Oulan-Bator, il lui demande :
— Étais-tu vraiment là-bas ?
— Dans ton rêve ?
— Oui. Quand nous avons rencontré Pancho Sanchez et le premier empereur. Et quand nous sommes allés au Mexique.
— Ça, c’était ton rêve. Les miens étaient différents.
— Oh ! Oh ! Je me posais la question. Tout semblait très réel. Le fait de te parler, de t’avoir à mon côté.
— Les rêves donnent toujours cette impression.
— Le côté divertissant – je dirais même frivole – m’a étonné.
— C’était comme ça pour toi ?
— Jusqu’à la fin. Là, c’est devenu solennel. Quand les choies se sont calmées. Mais avant ça…
— Frivole, dis-tu ?
— Très frivole, Katya.
— Pour moi, c’est resté solennel tout le temps. Empreint d’une grande sérénité.
— Est-ce différent pour chacun ?
— Naturellement. Que croyais-tu donc ?
— Oh !
— En me voyant dans ton rêve, tu pensais que j’étais vraiment là, que je te parlais, que je partageais tes expériences ?
— Oui, je l’avoue.
— Non. Je n’étais pas là.
— Je suppose que non. Il rit. Bon. Je n’avais pas les idées en place. Pour toi, c’était grave. Pour moi, c’était comme un jeu. Qu’est-ce que ça nous apprend sur l’un et sur l’autre ?
— Rien, Shadrak.
— Vraiment ?
— Rien du tout.
— Nous n’exprimons rien de nos personnalités profondes à travers les rêves que nous choisissons ?
— Non.
— Comment peux-tu en être aussi sûre ?
— Les rêves sont choisis pour nous. Par un inconnu. Je n’en sais pas plus, mais la femme masquée nous a soufflé le contenu de nos rêves. Les grandes lignes. Le ton.
— Et nous n’intervenons pas dans le choix ?
— Un peu. Ses instructions passent au filtre de notre sensibilité. Mais pourtant – pourtant…
— Ton rêve est toujours identique ?
— Par le contenu ? Par le ton ?
— Par le ton.
— Le rêve est toujours différent. Mais le climat ne change pas, car la mort ne change pas. Il ne se passe jamais la même chose, mais à la fin, le rêve t’amène toujours au même endroit et de la même manière.
— Au centre immobile ?
— On pourrait l’appeler ainsi. Oui. C’est ça.
— Et le sens de mon rêve…
— Non. Ne parle pas de sens. L’oniromort ne communique aucune sagesse divinatoire. Le rêve n’a pas de signification.
Le tubotrain arrive à Oulan-Bator.
— Viens, dit Katya.
Ils gagnent l’appartement de Katya, situé deux niveaux au-dessous de celui de Nikki Crowfoot : trois petites pièces garnies de tentures lourdes et raides. Les voici de nouveau face à face, nus ; une fois de plus il ressent l’attrait du corps pesant et robuste de Katya ; il va vers elle, la démarche rapide ; il l’étreint et enfonce ses doigts dans la chair de ses épaules et de son dos. Mais il ne peut se résoudre à embrasser cette bouche qui l’effraie. Il repense à leurs joyeux accouplements au cours de l’oniromort – dans la rizière, dans l’air embaumé des nuits mexicaines. Il bascule avec elle sur le lit, mais il a beau pétrir ses seins, loger sa tête entre ses cuisses lisses et fraîches, se jeter comme un fou contre la chair de Katya, la simple présence physique de sa partenaire l’inhibe, il reste mou. Et ce n’est pas la première fois : leurs rencontres occasionnelles ont toujours été marquées par ce genre d’incident, qu’il ne connaît que rarement en compagnie d’autres femmes. Katya n’est nullement inquiète : calmement, elle le repousse contre l’oreiller en lui frappant la poitrine d’un petit coup sec, puis elle se baisse et le prend dans sa bouche, cette bouche inquiétante, féroce, armée de crocs ; elle l’engloutit amoureusement, il sent le contact des lèvres et de la langue, chaud-humide, lèvres et langue, sans la moindre morsure, et grâce aux soins habiles de Katya, il se détend, oublie sa peur, il devient dur, enfin. Adroitement, elle se glisse au-dessus de lui – les mouvements lui sont visiblement familiers –, puis, d’un seul coup, elle s’empale sur son membre. Elle le chevauche. Genoux fléchis, croupe tendue, son corps de paysanne le domine entièrement. Il contemple son visage que déforment déjà les crispations qui préludent à l’orgasme : les narines qui frémissent, les yeux qui se ferment presque avec violence, les lèvres qui se retroussent en une grimace farouche. À son tour, il ferme les yeux et s’abandonne pleinement à leur union. Une énergie redoutable fait vibrer le corps de Katya. Tantôt elle s’accroupit au-dessus de lui, de manière que seuls leurs sexes restent en contact, tantôt elle se plaque de tout son long contre son corps, mais toujours elle le maintient sous elle, c’est elle qui garde les rênes. Il accepte cela. Elle se tord et se convulsé, moud son sexe et l’écrase ; soudain, elle se rejette en arrière et part d’un rire étrange ; il connaît ce signal, lui saisit les seins et la rejoint dans la jouissance.
Plus tard, il s’abandonne à un demi-sommeil. Il s’éveille en entendant Katya sangloter doucement. Comme cela lui ressemble peu ! Il n’imaginait pas Lindman capable de pleurer.
— Qu’y a-t-il ?
Elle secoue la tête.
— Katya ?
— Ça n’est rien. Je t’en prie.
— Dis-moi.
La tête enfouie dans l’oreiller, elle lui répond d’une voix maussade :
— J’ai peur pour toi.
— Peur ? Mais de quoi ?
Elle se tourne vers lui et secoue encore la tête. Ses lèvres sont serrées, et tout à coup sa bouche n’a plus rien de féroce. C’est celle d’un enfant. Katya a peur.
— Katya ?
— Je t’en prie, Shadrak.
— Je n’y comprends rien.
Elle ne répond pas. Elle secoue la tête. Encore et encore.
Il s’écoule plus d’une semaine avant que Shadrak revoie Nikki Crowfoot. Elle prétend être très occupée au laboratoire – il y a des problèmes d’étalonnage à revoir, des corrections compensatoires doivent être apportées au système de transfert d’identité Avatar, du fait que le corps du donneur n’est plus celui de Mangu. En conséquence, le soir, elle se dit trop fatiguée pour désirer de la compagnie. Shadrak se doute bien qu’elle cherche à l’éviter. Dans le passé, Nikki Crowfoot ne s’est jamais montrée aussi sociable que lorsqu’elle était surchargée de travail ; c’est sa manière à elle de relâcher la tension. Shadrak ne voit pas quelle raison elle aurait de se tenir à l’écart. Ça n’a certainement rien à voir avec le fait qu’il ait passé une nuit en compagnie de Katya Lindman. Il a déjà couché avec Katya auparavant ; de son côté, Nikki a connu d’autres partenaires ; cela n’a jamais compté entre eux. Il n’en revient pas. Quand ils se parlent au téléphone, Nikki se montre distante. Quelque chose s’est gâté dans leurs rapports, mais Shadrak n’a pas la moindre théorie à proposer à ce sujet.
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