— Tu dois pouvoir revêtir ton Aspect maintenant.
— Bien entendu.
— Et activer ton Attribut ?
— Probablement.
— Mais tu ne veux pas le faire ?
— Pas quand j’ai la forme d’une femme. Quand je suis homme, je sais voler n’importe quoi n’importe où. Regarde le mur du fond, là où quelques-uns de mes trophées sont suspendus. La grande cape de plumes bleues appartenait à Srit, le chef des démons Kataputnas. Je l’ai volée dans sa caverne tandis que dormaient ses chiens d’enfer, à qui j’avais donné moi-même une drogue. Le joyau qui change de forme, je l’ai pris sur le dôme ; j’ai grimpé jusqu’au sommet avec des ventouses liées à mes poignets, à mes genoux, à mes orteils, tandis que les Mères au-dessous de moi…
— Cela suffit, dit Sam. Je connais toutes ces histoires, Helba, parce que tu les racontes constamment. Il y a longtemps que tu n’as entrepris un vol aussi audacieux que ceux d’autrefois ; je suppose qu’il te faut donc répéter le récit de tes exploits passés. Sinon, les plus vieux des dieux eux-mêmes oublieraient ce que tu fus. Je vois que je me suis trompé d’endroit et qu’il me faut aller essayer ailleurs.
Il se leva.
— Attends un peu, fit Helba, qui s’agitait.
— Oui ?
— Tu pourrais au moins me dire à quel vol tu penses. Je peux peut-être te donner un conseil.
— À quoi bon tes conseils, même les plus précieux, monarque des Voleurs. Ce ne sont pas des mots qu’il me faut, mais des actes.
— Peut-être que… enfin, explique-moi.
— D’accord, fit Sam, bien que je doute qu’une tâche aussi difficile t’intéresse.
— Laisse tomber la psychologie puérile, et dis-moi ce que tu veux voler.
— Dans le musée du Ciel, immeuble bien construit et continuellement gardé…
— Et toujours ouvert.
— Dans ce bâtiment, dans une caisse protégée par des ordinateurs…
— Qu’on peut rouler si l’on est suffisamment habile.
— Dans cette caisse, donc, un vieil uniforme gris est drapé sur un mannequin. Entouré de beaucoup d’armes.
— À qui était-il ?
— C’est l’antique vêtement de celui qui combattit dans les marches du Nord, aux jours de la guerre contre les démons.
— Toi-même ?
Sam sourit et continua :
— Il y a là, sans que presque personne le sache, un objet autrefois connu sous le nom de Talisman de l’Enchanteur. Il a peut-être perdu toutes ses vertus aujourd’hui, mais qui sait, peut-être les a-t-il gardées. Il servait à mettre au point l’Attribut particulier de l’Enchanteur, et il a découvert qu’il en avait de nouveau besoin.
— Et quel est cet objet que tu veux voler ?
— La grande et large ceinture de coquillages qui entoure la taille du costume. Elle est rose et jaune. Elle est également bourrée de circuits micro miniaturisés, qu’on ne pourrait probablement pas refaire aujourd’hui.
— Cela ne me semble pas un vol tellement difficile. Je pourrais m’y intéresser.
— Il me la faudrait tout de suite, sinon, inutile de la voler.
— Quand ?
— Dans moins de six jours.
— Et que paierais-tu pour que je te l’apporte ?
— Je donnerais tout, si j’avais quelque chose.
— Oh ! tu es arrivé au Ciel sans fortune ?
— Oui.
— Pas de chance.
— Si je peux m’échapper, tu pourras demander n’importe quel prix.
— Sinon, je ne reçois rien ?
— Sans doute.
— Laisse-moi réfléchir. Cela pourrait m’amuser de le faire et de savoir que tu auras une dette envers moi.
— Ne réfléchis pas trop longtemps, je t’en prie.
— Viens t’asseoir à côté de moi, Vainqueur des démons. Et parle-moi des jours de gloire, quand tu chevauchais à côté de la déesse immortelle et parcourais le monde en semant le chaos.
— Il y a bien longtemps de cela.
— Ces jours pourraient-ils revenir si tu gagnais ta liberté ?
— C’est possible.
— C’est une bonne chose à savoir.
— Tu feras ce que je te demande ?
— Salut, Siddharta. Toi qui délie ! Vivent les éclairs et le tonnerre ! Qu’ils reviennent !
— Ce serait une bonne chose.
— À présent, parle-moi des jours de gloire, et je te parlerai de mes exploits passés.
— Bien.
Krishna, vêtu d’une ceinture de cuir, courait à travers la forêt, poursuivant Ratri, qui avait refusé de dormir avec lui après le dîner de la répétition. La journée était claire et parfumée, mais pas autant que le sari bleu nuit qu’il serrait dans sa main. Elle courait devant lui, sous les arbres ; il la perdit un moment de vue quand elle disparut à un tournant de la piste menant à la clairière.
Quand il l’aperçut de nouveau, elle était sur un tertre, levait les bras au-dessus de sa tête, et le bout de ses doigts se touchaient. Ses yeux étaient mi-clos, et son seul vêtement, un long voile noir, frémissait autour de sa rayonnante forme blanche.
Il comprit qu’elle avait revêtu son Aspect et se préparait peut-être à exercer un Attribut.
Essoufflé, il monta sur la petite colline. Elle ouvrit les yeux, lui sourit, baissa les bras.
Quand il voulut la toucher, elle agita son voile devant son visage et il l’entendit rire – quelque part dans l’immense nuit qui l’engloutit.
Tout était sombre, sans étoiles et sans lunes, sans la moindre lueur, le moindre miroitement, la plus petite étincelle, le plus petit reflet. Une nuit l’entourait comme s’il était aveugle.
Il eut un grognement, et le sari bleu lui fut arraché. Il s’arrêta, tremblant, et il entendit son rire résonner autour de lui.
— Tu as été trop présomptueux, Krishna, dit-elle, et tu as offensé la sainteté de la Nuit. Pour cela je vais te punir, et laisser un moment le Ciel dans l’obscurité.
— Je n’ai pas peur du noir, déesse, répliqua-t-il avec un petit rire.
— Alors ta cervelle est dans tes gonades, Seigneur, comme on l’a déjà souvent dit. Être seul, perdu, aveugle au milieu de Kaniburrha – dont les habitants n’ont même pas besoin de frapper – et ne pas avoir peur ! À mon avis, c’est être téméraire. Au revoir, Seigneur à la peau sombre. Je te verrai peut-être au mariage.
— Attends, ma belle ! Accepte mes excuses.
— Je veux bien, car elles me sont dues.
— Alors, dissipe cette nuit dont tu as enveloppé la forêt.
— Plus tard, Krishna, quand je serai prête à le faire.
— Et moi, que vais-je faire en attendant ?
— On dit qu’en jouant de la flûte tu peux charmer les bêtes les plus redoutables. Si c’est vrai, je te conseille de la prendre à l’instant et de commencer tes mélodies les plus calmantes, jusqu’à ce que je juge opportun de laisser la lumière du jour pénétrer de nouveau dans le Ciel.
— Madame, vous êtes cruelle.
— C’est la vie, Seigneur joueur de flûte.
Ratri partit et Krishna se mit à jouer, plein de sombres pensées.
Ils arrivèrent. Descendant du ciel, portés par les vents polaires, à travers les terres, sur les océans, sur la neige brûlante, et sous la neige et à travers la neige, ils arrivèrent. Ceux qui changeaient de forme flottaient sur les étendues blanches, et ceux qui marchaient dans le ciel tombaient comme les feuilles. Les trompettes retentirent sur les plaines désolées et les chars glissant sur la neige avancèrent en grondant, de la lumière jaillissant comme des lances de leurs flancs polis. Avec leurs capes de fourrure flamboyante, les plumes blanches de la vapeur d’eau dans leur sillage, avec leurs gantelets d’or, leurs yeux de soleil, faisant sonner le métal, glissant, courant, tourbillonnant, ils arrivèrent. Portant baudriers étincelants, masques, écharpes de feu, chaussures du diable, jambarts contre le gel, heaumes de force ils arrivèrent. Et à travers le monde laissé derrière eux, il y avait dans les temples de grandes réjouissances, on chantait, on faisait des offrandes, des processions, des prières, des sacrifices, on distribuait aux pauvres des aumônes. C’était un grand spectacle coloré. Car la déesse tant redoutée allait épouser la Mort, et l’on espérait que cela les adoucirait l’un et l’autre. La gaieté régnait aussi dans le Ciel. Avec le grand rassemblement des dieux et demi-dieux, des héros et des nobles, des grands prêtres et des rajas honorés, des brahmanes de haut rang, la joie éclata, et comme un tourbillon multicolore, entraîna les Premiers tout autant que les jeunes.
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