— Salut, Seigneur de Lumière ! dit l’oiseau, et il s’envola. Et comme il s’élevait, il fut percé d’une flèche lancée d’une fenêtre proche, par celui qui haïssait les geais.
Sam reprit vivement son chemin.
On dit que le félin fantôme qui prit sa vie, et plus tard celle d’Helba, était en réalité un dieu ou une déesse, ce qui est tout à fait possible.
On dit aussi que le tigre blanc qui les tua ne fut pas le premier, ni le deuxième, qui le tenta. Plusieurs tigres moururent sous la Lance étincelante, qui les transperça, se retira d’eux, vibra pour se nettoyer du sang, et retourna dans la main de celui qui l’avait lancée. Tak à la Lance étincelante finit par tomber lui-même, cependant, frappé à la tête par une chaise jetée par Ganêça, qui était entré silencieusement derrière lui dans la pièce. Certains disent que la Lance étincelante fut par la suite détruite par Agni, mais d’autres affirment qu’elle fut envoyée au-delà du Bout du Monde par Mâyâ.
Vichnou fut mécontent. Il dit, fut-il conté par la suite, que la Cité n’aurait pas dû être souillée par le sang, et que partout où le chaos réussit à entrer, il reviendra un jour. Mais les plus jeunes des dieux se moquèrent de lui, car on le jugeait le membre le moins important de la Trimûrti. Ses idées étaient connues pour être quelque peu démodées, car il était un des Premiers. Pour cette raison, cependant, il déclina toute responsabilité dans l’affaire, n’y prit aucune part et se retira pour un temps dans sa tour. Varuna le Juste détourna la face, ne voulut rien savoir de ce qui se passait et alla dans le pavillon du Silence, au Bout du Monde, où il resta longtemps assis dans la chambre nommée Peur.
Le Masque du Sang était fort beau, ayant été écrit par Adasay le poète, connu pour sa langue élégante – car il était de l’école anti-Morgan. La pièce fut accompagnée de puissantes illusions tissées spécialement pour l’occasion par le Rêveur. On dit que Sam lui aussi, avait marché toute la journée au cœur de l’illusion. Et que le sort jeté le fit errer dans une demi-obscurité, parmi des odeurs épouvantables, à travers des régions peuplées de gémissements et de cris. Et qu’il dut revoir avant la fin, évoquées devant lui, toutes les terreurs connues en sa vie, éclatantes ou sombres, silencieuses ou bruyantes, arrachées à vif à la trame de sa mémoire, et toutes saignantes encore des émotions qui les avaient fait naître.
Ses restes, suivis d’une procession, furent emportés jusqu’au bûcher du Bout du Monde. On les posa sur les bois odorants, on les brûla en psalmodiant les chants rituels. Agni avait soulevé un instant ses grosses lunettes, regardé fixement le bûcher, et les flammes en avait jailli. Vayû avait levé la main, et une brise était venue attiser le feu. Quant tout avait été fini, Çiva avait envoyé les cendres au-delà du monde d’un mouvement de son trident.
Tout bien considéré, ces funérailles furent parfaites autant qu’impressionnantes.
Comme il y avait longtemps qu’il n’était plus pratiqué au Ciel, le mariage eut encore toute la force de la tradition. La Haute Flèche étincelait, aveuglante, comme une stalagmite de glace. Le sort avait été levé, et les félins fantômes parcouraient les rues de la Cité, de nouveau aveugles, leur fourrure lissée comme par le vent. Et s’ils grimpaient un large escalier, c’était pour eux monter sur une pente rocheuse, les bâtiments étaient des falaises et les statues des arbres. Les vents qui tournaient sous le dôme du Ciel capturaient des chants et les dispersaient à travers le pays. Un feu sacré fut allumé sur la place, au centre de la cité. Des vierges, importées pour l’occasion, le nourrirent de bois aromatique, propre et sec, qui pétillait et brûlait en donnant très peu de fumée, à part quelques bouffées du blanc le plus pur. Sûrya, le soleil, brillait avec un tel éclat que le jour vibrait de clarté. Le fiancé, escorté par un grand cortège d’amis et de suivants tous habillés de rouge, traversa la ville jusqu’au pavillon de Kâli, où tous furent introduits par les serviteurs de la déesse et conduits dans une grande salle de banquets. Là, Kubera fit fonction d’hôte. Il fit asseoir la suite de Yama, vêtue d’écarlate – Ils étaient trois cents – sur des chaises noir et rouge, tout autour de longues tables d’ébène incrusté d’os. Dans la grande salle on leur donna à boire le madhuparka , fait de miel, de lait caillé et de poudres psychédéliques. Ils burent en la compagnie de la suite vêtue de bleu de la fiancée, qui entra dans la pièce en portant des coupes. La suite de la fiancée comptait aussi trois cents personnes. Quand tous furent assis et eurent bu du madhuparka , Kubera se mit à parler, fit des plaisanteries assez libres, parsemant son discours de sages conseils pratiques et de citations des écritures anciennes. La suite du fiancé partit alors pour le pavillon de la Place, et celle de la fiancée s’y rendit aussi mais par un autre chemin. Yama et Kâli entrèrent dans le pavillon séparément, et s’assirent de chaque côté d’un petit rideau. On entonna beaucoup de chants antiques puis Kubera tira le rideau et permit aux deux futurs époux de se regarder pour la première fois de la journée. Kubera prit de nouveau la parole, donna Kâli à Yama pour qu’en retour il lui promette bonté, richesse et plaisir. Yama prit alors la main de Kâli, celle-ci jeta une offrande de grain dans le feu dont Yama lui fit faire le tour ; leurs vêtements avaient été liés ensemble par une des suivantes de Kâli. Après quoi la déesse marcha sur une meule et les deux époux firent sept pas ensemble, Kâli posant chaque fois le pied sur un petit tas de riz. On fit alors descendre du ciel une pluie légère pendant le temps de quelques battements de cœur, pour sanctifier l’occasion par la bénédiction de l’eau. Les suites et les invités se formèrent alors en un seul cortège et traversèrent la ville dans la direction du sombre pavillon de Yama, où l’on festoya, et où après diverses réjouissances, on présenta le Masque du Sang.
Quand Sam avait affronté le dernier tigre, la bête avait lentement incliné la tête, sachant enfin ce qu’elle chassait. Il n’y avait plus aucun abri où courir se réfugier, aussi Sam resta-t-il immobile, attendant la fin. Le félin prit son temps. Une horde de démons avait tenté de descendre sur la ville, mais le pouvoir du sort jeté par Mara les en avait empêchés. On avait vu pleurer la déesse Ratri, et son nom fut mis sur la liste. Tak l’Archiviste fut incarcéré pour un temps dans un cachot sous le Ciel. On entendit Yama murmurer : « La Vie ne s’est pas levée pour le défendre », comme s’il s’était presque attendu qu’elle le fît.
Tout bien considéré, cette mort fut parfaite autant qu’impressionnante.
Les réceptions pour le mariage durèrent sept jours, et Mara tissa rêve après rêve autour des joyeux invités. Il les transporta comme sur un tapis volant à travers les pays de l’illusion, éleva des palais de fumée colorée sur des colonnes d’eau et de feu, fit glisser les bancs sur lesquels ils étaient assis le long de canyons faits d’une poussière d’étoiles, affola leurs sens avec le corail et la myrrhe, leur donna tous leurs Aspects, en lesquels il les tint, tournant autour des archétypes sur lesquels ils avaient fondé leurs pouvoirs, tandis que Çiva dansait dans un cimetière la danse de la Destruction et la danse du Temps, célébrant la légende de sa destruction des trois villes volantes des Titans. Krishna le Noir dansa la danse du Lutteur, pour commémorer sa victoire sur le démon noir Bâna, tandis que Lakshmi dansait la danse de la Statue. On poussa même Vichnou à faire les pas de la danse de l’Amphore, tandis que Murugan, dans son nouveau corps, riait du monde vêtu de tous ses océans, et dansait sur ces eaux comme sur une scène cette danse triomphale inventée après le meurtre de Shura, qui s’était réfugié dans les profondeurs de la mer. Quand Mara faisait un geste, tout devenait magie, couleur, musique et vin. Il y eut la poésie et le jeu. Des chants et des rires. Il y eut aussi des jeux d’adresse, de prodigieuses luttes où s’affrontaient la force et l’habileté. Il fallut la vigueur, la vitalité, la résistance des dieux pour supporter ces sept jours de plaisirs.
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