— Alors, réfléchis et décide-toi vite. Nous pensons que tu es celle qui conviendrait le mieux.
— Et Agni ?
— Il nous convient moins. Il ne semble pas qu’il soit aussi anti-accélérationiste que madame Kâli.
— Je comprends.
— Il est un dieu excellent, mais il n’est pas parmi les grands.
— Qui a bien pu tuer Brahma ?
— Je n’en ai aucune idée. Et toi ?
— Pas pour le moment.
— Mais tu trouveras le coupable, Yama ?
— Oui, en revêtant mon Aspect.
— Kâli et toi désirez peut-être parler de tout cela ?
— Oui.
— Alors nous allons vous quitter. Et dans une heure nous dînerons ensemble dans le pavillon.
— D’accord.
— À tout à l’heure.
— Madame ?
— Oui ?
— En changeant de corps, on divorce automatiquement, à moins de signer un contrat de prolongation.
— C’est vrai.
— Brahma ne peut être qu’un homme.
— Oui.
— Alors, refuse.
— Mon seigneur et maître…
— Tu hésites ?
— Tout cela a été si soudain, Yama.
— Tu l’envisagerais même un instant ?
— Il le faut.
— Kâli, tu me fais de la peine.
— Ce n’était pas mon intention.
— Je t’ordonne de refuser cette offre.
— Je suis une déesse de mon propre chef tout autant que ta femme, Yama.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Je prends seule mes décisions.
— Si tu acceptes, Kâli, tout est fini entre nous.
— C’est évident.
— Mais au nom des Rishis, qu’est-ce que l’accélérationisme, sinon une tempête dans un verre d’eau ? Pourquoi se sont-ils si brusquement décidés à s’en occuper ?
— Sans doute parce qu’ils éprouvent le besoin de lutter contre quelque chose.
— Pourquoi te choisir pour être à la tête des combats ?
— Je ne sais pas.
— À moins, ma chère, que tu n’aies une raison toute particulière d’être anti-accélérationiste ?
— Je ne sais pas.
— Je suis encore jeune, pour un dieu, mais j’ai entendu dire qu’à l’aube de ce monde, le héros avec lequel tu chevauchais, Kalkin, était celui qu’on appelle Sam. Si tu avais des raisons de haïr ton ancien seigneur, si c’était Sam, je pourrais comprendre qu’on t’engage pour lutter contre le mouvement qu’il a déclenché. Serait-ce la vérité ?
— C’est possible.
— Alors, si tu m’aimes, si tu es vraiment ma femme, laisse à un autre la place de Brahma.
— Yama…
— Ils veulent une décision dans une heure.
— Je leur dirai ce que j’ai décidé.
— Quoi ?
— Yama, je regrette…
Yama quitta le jardin des Joies avant l’heure du dîner. Bien que ce fût une dangereuse infraction à l’étiquette. On estimait qu’il était le plus difficile à discipliner de tous les dieux, et il le savait, tout autant que les raisons de cet état de choses. Il quitta donc le jardin des Joies et alla au lieu où s’arrête le Ciel.
Il passa la fin de la journée et la nuit au Bout du Monde. Et personne ne vint le déranger. Il resta un certain temps dans chacune des cinq chambres du pavillon du Silence. Ses pensées lui appartenant, laissons-les-lui. Au matin, il revint dans la Cité Céleste.
Et il apprit la mort de Çiva.
Son trident avait brûlé un nouveau trou dans le dôme, mais on lui avait écrasé la tête à l’aide d’un instrument contondant qu’on n’avait pu encore trouver.
Yama alla voir son ami Kubera.
— Ganêça, Vichnou et le nouveau Brahma ont déjà demandé à Agni de remplacer le Destructeur, dit Kubera, et je crois qu’il va accepter.
— Excellente chose pour lui. Qui a tué Dieu ?
— J’ai beaucoup réfléchi, dit Kubera, et je crois que dans le cas de Brahma, ce fut quelqu’un qu’il connaissait suffisamment bien pour prendre un rafraîchissement avec lui. Et dans le cas de Çiva, quelqu’un qu’il connaissait assez pour se laisser surprendre. Je n’en sais pas plus.
— Ce serait la même personne ?
— Je le parierais.
— Cela pourrait-il être un complot accélérationiste ?
— Il m’est difficile de le croire. Ceux qui ont de la sympathie pour l’accélérationisme n’ont aucune organisation réelle. L’accélérationisme est revenu depuis trop peu de temps au Ciel pour être plus qu’un mouvement d’idées. Une cabale, peut-être. Mais en toute probabilité, il s’agit d’un seul individu.
— Pour quelles raisons, alors ?
— Une vendetta. Quelque divinité mineure qui veut devenir un dieu supérieur. Pourquoi tue-t-on ?
— Penses-tu à quelqu’un en particulier ?
— Yama, le plus gros problème sera d’éliminer les suspects, non de les trouver. Es-tu chargé de l’enquête ?
— Je n’en suis plus si sûr. Je crois que oui. Mais je découvrirai le coupable et je le tuerai, quelle que soit sa condition.
— Pourquoi ?
— Il faut que je fasse quelque chose, j’ai besoin de trouver quelqu’un à…
— À tuer ?
— Oui.
— Je suis désolé, mon ami.
— Moi aussi. Mais j’en ai le privilège et l’intention.
— J’aurais préféré que tu ne me parles pas de cette affaire. Elle est évidemment confidentielle.
— Je n’en parlerai à personne si tu ne le fais pas.
— Et je n’en ferai rien, je te l’assure.
— Et tu sais que je veillerai à ce que la psycho-sonde ne puisse rien déceler.
— C’est bien pour cela que je t’ai parlé, et que j’ai aussi mentionné Çiva. Qu’il en soit ainsi.
— Au revoir, ami.
— Au revoir, Yama.
Yama sortit du pavillon des Lokapalas. Un moment plus tard la déesse Ratri y entra.
— Salut, Kubera.
— Salut, Ratri.
— Pourquoi es-tu seul ?
— Parce que je n’ai personne pour me tenir compagnie. Et toi, pourquoi viens-tu ici ?
— Parce que je n’avais personne à qui parler jusqu’à maintenant.
— Cherches-tu un conseil, ou le plaisir de la conversation ?
— Les deux.
— Alors, assieds-toi.
— Merci. J’ai peur.
— As-tu faim aussi ?
— Non.
— Prends un fruit et une coupe de soma.
— Bon, je veux bien.
— Que crains-tu et comment puis-je t’aider ?
— J’ai vu Yama sortir d’ici.
— En effet.
— En regardant son visage, j’ai compris qu’il y a vraiment un dieu de la Mort, et qu’il est une puissance que les dieux même pourraient redouter.
— Yama est fort, et il est mon ami. La mort est puissante et n’est l’amie de personne. Les deux coexistent, cependant, ce qui est étrange. Agni est fort aussi, et il est le Feu. Il est mon ami. Krishna pourrait être fort s’il le voulait, mais n’en a jamais envie. Il use les corps à une vitesse fantastique. Il boit du soma, fait de la musique, aime les femmes. Il hait le passé et l’avenir. Il est mon ami. Je suis le moins important des Lokapalas, et je ne suis pas fort. Les corps que je porte deviennent toujours gras. Je suis plus père que frère pour mes trois amis. Je peux apprécier leur ivresse, et leur musique, l’amour et le feu en eux, car ce sont choses de la vie, et je peux aimer mes amis comme hommes tout autant que comme dieux. Mais l’autre Yama me fait peur aussi, Ratri. Car lorsqu’il revêt son Aspect, il n’est plus qu’un grand vide, qui fait trembler mon pauvre corps trop gras. Alors, il n’est plus l’ami de personne. Ne trouve donc point étrange de craindre mon ami. Tu sais que lorsqu’un dieu est troublé, son Aspect vient immédiatement le réconforter, ô, déesse de la Nuit, tout comme en ce moment le crépuscule tombe sur cet appartement, bien que le jour soit loin d’être à sa fin. Sache que tu as vu Yama profondément troublé.
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