Rapidement et avec dextérité, Conway commença à administrer les piqûres. Des hommes rompus aux regards amorphes, s’alignèrent devant lui. Cinq minutes plus tard, ils quittaient la salle d’un pas vigoureux et avec les yeux trop brillants de vitalité artificielle. Il venait de terminer, lorsqu’il entendit le haut-parleur prononcer à nouveau son nom. On lui ordonnait de se rendre au sas numéro six et d’y attendre de nouvelles instructions. Conway savait que le sas six était une des entrées secondaires du service des urgences.
Alors qu’il se hâtait dans cette direction, Conway prit brusquement conscience de son épuisement et de sa faim, mais il n’eut pas le temps d’y penser plus longtemps. Les haut-parleurs ordonnaient à tous les internes de se rendre au service des urgences, et donnaient également des directives pour faire évacuer toutes les salles environnantes. Un charabia étranger entrecoupait ces messages, comme d’autres espèces recevaient des instructions similaires.
On agrandissait le service des urgences, mais pourquoi ? Et d’où venaient tous ces nouveaux patients ? L’esprit de Conway ne contenait plus qu’un énorme point d’interrogation.
Au sas numéro six, un diagnosticien Tralthien était plongé dans une profonde discussion avec deux Moniteurs. Conway fut outré de voir un médecin qui faisait partie de l’élite converser avec deux hommes de la pire espèce ! Puis il pensa avec amertume que plus rien, en ce lieu, ne devrait le surprendre. Deux autres Moniteurs se tenaient à côté du hublot du sas.
— Salut, docteur, lui dit amicalement un des deux hommes avant de désigner le hublot d’un signe de tête. Ils débarquent dans les sas huit, neuf, et onze. Les nôtres vont arriver dans quelques minutes.
Par le grand panneau transparent on pouvait observer une scène impressionnante. Conway n’avait jamais vu autant de vaisseaux à la fois. Plus de trente aiguilles d’argent élancées, qui allaient du yacht de plaisance pour dix passagers aux vaisseaux titanesques du corps des Moniteurs tissaient lentement un canevas compliqué. Ils attendaient l’autorisation de s’arrimer à un sas et de débarquer leurs passagers.
— Un sacré boulot, fit remarquer le Moniteur.
Conway dut le reconnaître. Les champs de répulsion qui empêchaient toute collision entre les vaisseaux et les diverses formes de détritus cosmiques couvraient un espace très important. Les écrans pare-météorites devaient étendre leur champ d’action sur un minimum de huit kilomètres autour de l’appareil qu’ils protégeaient si on voulait que les corps de l’espace fussent déviés avec succès. Et ce champ s’étendait encore plus loin lorsqu’il s’agissait de vaisseaux plus importants. Mais ceux qui flottaient à l’extérieur étaient seulement séparés par quelques centaines de mètres les uns des autres, et il ne fallait compter que sur l’habileté de leurs pilotes pour éviter toute collision.
Mais Conway n’eut guère le temps d’admirer la vue.
Trois internes terriens arrivèrent. Ils furent rapidement suivis par deux DBDG à la fourrure rousse, et par deux chenilles DBLF. Tous portaient les insignes de la médecine. Ils entendirent alors un raclement métallique et les indicateurs du sas passèrent de rouge à vert, indiquant ainsi que le vaisseau y était correctement arrimé. Puis les patients commencèrent à déferler dans la section, portés sur des civières par des Moniteurs. Ils n’appartenaient qu’à deux espèces : des DBDG de type terrien et des chenilles DBLF.
Le travail de Conway, ainsi que celui des autres médecins présents, consistait à examiner les malades et à les diriger vers les services où ils pourraient recevoir le traitement approprié à leur cas. Il se mit au travail, assisté par un Moniteur qui possédait toutes les qualités d’une infirmière aguerrie et qui avait dit se nommer Williamson.
La vue du premier cas sérieux donna un choc a Conway, non en raison de sa gravité, mais de celle des blessures. À la vue du troisième, il s’immobilisa et le Moniteur qui l’assistait lui adressa un regard interrogateur.
— Mais quelle sorte d’accident a-t-il bien pu avoir ? ne put s’empêcher de demander Conway. D’innombrables traces de piqûres, mais dont les bords sont cautérisés. Des plaies déchiquetées, comme provoquées par des fragments projetés par une explosion. Comment … ?
— Nous n’en avons naturellement pas parlé, répondit le Moniteur, mais je croyais qu’ici tout le monde était au courant. ( Ses lèvres se serrèrent, et le regard qui permettait à Conway de reconnaître un Moniteur de loin, s’intensifia dans ses yeux. ) Ils ont décidé de faire la guerre, ajouta-t-il en désignant d’un signe de tête les patients de type terrien et DBLF qui les entouraient. Je crains cependant que les choses ne soient allées un peu loin, avant que nous ne puissions les calmer.
« Une guerre ! » pensa Conway avec dégoût. Des êtres humains de la Terre, ou d’une planète dont la population était d’origine terrestre, avaient essayé de tuer des membres d’une espèce qui avait tant de choses en commun avec la leur ! Il avait entendu dire qu’il se produisait parfois de telles choses, mais il n’avait jamais vraiment cru que des espèces intelligentes pourraient perdre la raison à ce point. Tant de blessés …
Il n’était cependant pas absorbé par son dégoût et son aversion au point de ne pas noter que l’expression de Williamson était la même que la sienne. Si le Moniteur partageait son point de vue au sujet des guerres, peut-être était-il temps qu’il révise son opinion sur le corps de Moniteurs dans son ensemble.
À quelques mètres sur la droite de Lonway, une soudaine altercation attira son attention. Un blessé de type terrien refusait énergiquement d’être examiné par un interne DBLF, et les termes qu’il employait manquaient de douceur. Le DBLF était visiblement surpris et blessé, mais il essayait de rassurer le patient.
Ce fut Williamson qui régla la question. Il se rendit auprès du blessé qui protestait, se baissa jusqu’à ce que leurs visages fussent à quelques centimètres l’un de l’autre, et il lui parla sur un ton bas, presque détaché, mais qui lit cependant frissonner Conway.
— Ecoute, l’ami, disait-il. Tu cries que tu ne veux pas qu’une de ces sales bêtes rampantes qui ont essayé de te tuer essaye de te rafistoler, pas vrai ? Bon, alors mets-toi dans le crâne qu’ici cette chenille est un médecin, et aussi qu’il n’y a pas de guerre dans cet hôpital. Nous appartenons tous à une même armée, dont l’uniforme est une chemise de nuit. Alors reste tranquillement couché, ferme-là, et sois sage. Sinon je t’en flanque une !
Conway se remit au travail en soulignant sa décision de réviser ses opinions au sujet des Moniteurs. Tandis que les corps déchirés, meurtris et brûlés défilaient sous ses mains, son esprit semblait étrangement détaché. Il surprit à nouveau sur le visage de Williamson des expressions qui démentaient la plupart des choses qu’on lui avait racontées sur le compte des Moniteurs. Cet homme infatigable et tranquille, aux mains précises et sures, pouvait-il être un tueur, un sadique sans intelligence et sans morale ? C’était difficile à croire. Comme il observait à la dérobée le Moniteur, entre l’examen de deux blessés, Conway prit finalement une décision. Elle était difficile à prendre, et s’il ne faisait pas attention, l’autre lui en flanquerait probablement une à lui aussi !
Pour des raisons diverses, Conway n’avait pu parler à O’Mara, pas plus qu’à Bryson ou à Mannon, mais avec Williamson …
— Euh … hem, Williamson, commença-t-il en hésitant avant de terminer sa phrase d’une seule traite. Avez-vous déjà tué quelqu’un ?
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