— Eh bien, j’espère que Whittaker prendra soin de vous et qu’il vous fera voir tout ce que vous désirez. Vous comprendrez que la situation des transports est plutôt critique, mais néanmoins, nous vous mènerons à tous les avant-postes si vous nous donnez le temps de prendre nos dispositions. Si vous avez la moindre difficulté, faites-le-moi savoir.
Le renvoi était poli et définitif, tout au moins pour cette fois.
L’homme le plus occupé de la planète Mars venait d’octroyer à Gibson une généreuse partie de son temps et le romancier devrait attendre la prochaine occasion pour satisfaire sa curiosité.
— Que pensez-vous de notre administrateur, maintenant que vous avez fait sa connaissance ? demanda Whittaker lorsque Gibson revint dans son bureau.
— Il a été très aimable et très complaisant, répliqua ce dernier, avec précaution. C’est un enthousiaste, n’est-ce pas ?
Whittaker pinça les lèvres.
— Je ne suis pas sûr que ce soit le mot qui convienne. À mon avis, Hadfield considère Mars comme un ennemi à vaincre. C’est ce que nous faisons tous, bien entendu, mais il a de meilleures raisons que la plupart d’entre nous. Vous avez certainement entendu parler de sa femme ?
— Non.
— Elle a été l’une des premières victimes de la fièvre martienne. Elle est morte deux jours après son arrivée ici.
— Ah, je comprends, articula lentement le romancier. C’est donc pour cela que tant d’efforts sont déployés pour y trouver un remède ?
— Naturellement. Il y tient beaucoup. De plus, c’est une lourde atteinte à nos ressources. Nous ne pouvons guère nous permettre de tomber malades, ici !
Cette dernière réflexion, songeait Gibson en traversant Broadway ( ainsi appelée parce que c’était une artère de quinze mètres de large ) résumait presque la situation de la colonie.
Martin n’était pas encore bien remis de la déception qu’il avait connue au début, en découvrant à quel point Port Lowell était minuscule et combien cette colonie manquait de tous les luxes auxquels on était habitué sur Terre. Avec ses rangées de maisons métalliques uniformes et ses quelques bâtiments publics, la cité ressemblait plus à un camp militaire qu’à une ville, encore que les habitants eussent fait de leur mieux pour l’enjoliver avec des fleurs terrestres. Certaines d’entre elles avaient atteint des dimensions impressionnantes par suite de la pesanteur faible, et Oxford Circus1 resplendissait de tournesols ayant trois fois la hauteur d’un homme. Ils commençaient même à devenir gênants, mais personne n’avait le cœur de suggérer qu’on les enlève. S’ils continuaient de croître à ce rythme, il faudrait un coup de hache habile pour les abattre sans endommager l’hôpital.
Gibson continua pensivement à remonter l’avenue jusqu’à Marble Arch1, le point de rencontre des Dômes n° 1 et n° 2. Il devait bientôt apprendre que c’était un carrefour sous beaucoup d’autres rapports. En effet, George’s, le seul et unique bar de la planète, était installé en ce point stratégique à deux pas des multiples sas qui ouvraient sur l’extérieur.
— Bonjour, m’sieur Gibson, lança le barman. J’espère que le patron était de bonne humeur ?
Comme le romancier venait de quitter le bâtiment administratif moins de dix minutes plus tôt, il se dit qu’il y avait là un écho pour le moins rapide. Il découvrirait plus tard que les nouvelles voyageaient très vite à Port Lowell et que la plupart aboutissaient à George.
Ce dernier était un personnage étonnant. Les cabaretiers n’étant considérés que comme relativement — et non absolument — nécessaires au bien-être de la cité, il avait deux professions officielles. Régisseur bien connu sur Terre, il s’était décidé à émigrer devant les exigences déraisonnables des trois ou quatre épouses qu’il avait acquises dans un élan d’enthousiasme viril. Maintenant, chargé de la direction du petit théâtre de la ville, il semblait très satisfait de son sort. Ayant dépassé la quarantaine, c’était l’homme le plus âgé de toute la planète.
— Nous avons une représentation la semaine prochaine, annonça-t-il après avoir servi son nouveau client. Une ou deux bonnes comédies. J’espère que vous serez des nôtres.
— Mais certainement, il me tarde même d’y assister. Cela se produit souvent ?
— À peu près une fois par mois. Nous avons le cinéma trois fois par semaine et nous estimons que ce n’est pas trop mal.
— Je suis heureux d’apprendre que Port Lowell connaît aussi un peu de vie nocturne.
— Vous en serez surpris ! Mais je ferais mieux de ne pas vous parler de ça, vous allez tout raconter dans les journaux.
— Je n’écris pas pour ce genre de presse, riposta Gibson, en sirotant d’un air rêveur la bière locale.
Bien que synthétique, ce résultat de composés de laboratoire n’était pas détestable du tout quand on s’y était habitué.
Le bar était complètement désert à cette heure de la journée, où chacun à Port Lowell travaillait ferme. Gibson tira son calepin et se mit à dresser une liste tout en sifflotant un petit air. C’était une habitude gênante dont il n’avait même pas conscience, mais George contre-attaqua en tournant le bouton de la radio.
Pour une fois, il s’agissait d’un programme divertissant émis pour Mars d’un endroit quelconque de la face nocturne de la Terre. L’émission, lancée dans l’éther par un nombre impressionnant de mégawatts, était reçue et transmise par la station construite sur les collines basses du sud de la ville.
La réception était bonne, à part un soupçon de parasites provenant de cet émetteur infiniment plus puissant qu’est le soleil. Gibson se demanda si la voix quelque peu médiocre de la soprano et les fades accents de la musique légère justifiaient tout ce déploiement de technique pour les faire parvenir d’un monde à l’autre. Pourtant, il était probable qu’une bonne moitié des habitants de Mars étaient à l’écoute, envahis, à des degrés divers, par une sentimentalité et une nostalgie qu’ils auraient d’ailleurs niées avec indignation.
Martin termina la liste des principales questions qu’il devrait poser. Il se sentait comme un nouvel élève à la première leçon ; tout était si étrange ici, rien ne pouvait être considéré comme naturel. On avait du mal à croire qu’à vingt mètres de là, au-delà de cette bulle transparente, vous attendait une mort rapide par étouffement. Cette crainte n’avait cependant jamais tourmenté Gibson à bord de l’Arès, où elle aurait été aussi fondée. Mais ici, tout semblait différent parce qu’on avait sous les yeux cette brillante plaine verte, ce champ de bataille où les vigoureuses plantes martiennes menaient leur combat annuel pour la vie, un combat qui se terminerait par la mort des vainqueurs comme des vaincus avec l’avènement de l’hiver.
Brusquement, Martin ressentit un besoin presque incoercible de fuir ces rues étroites pour retrouver l’air libre. C’était pour ainsi dire la première fois qu’il se rendait compte que la Terre lui manquait vraiment, lui qui croyait qu’elle n’avait plus rien de neuf à lui offrir. Tout comme Falstaff, il se mit à rêver de vertes prairies, avec cette ironie supplémentaire que ces prairies l’environnaient de tous côtés, qu’elles étaient cruellement visibles et pourtant hors de portée.
— George, prononça-t-il tout à coup, il y a cinq jours que je suis là et je n’ai pas encore mis le nez dehors. Il paraît que je dois m’en abstenir tant que je n’ai pas d’accompagnateur pour veiller sur moi. Comme vous n’aurez pas de clients avant une heure ou deux, soyez chic, emmenez-moi faire un tour, seulement pour dix minutes …
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