Je ne peux pas tuer un homme, surtout un homme sans défense ; ce serait un meurtre.
Non : ce serait justice, simplement.
Pas si elle était donnée de ma main : je le hais trop. Je veux qu’il meure, parce qu’il a humilié ma famille, parce qu’il a volé le titre de mon père, parce qu’il nous a pris notre fortune, parce que mes frères m’ont frappé ; je veux qu’il meure à cause des soldats et des tolchocks, à cause de la façon dont il a escamoté toute lueur d’espoir dans ma cité, dont il a fait de Rashgallivak, cet homme loyal, l’instrument veule et grotesque de sa volonté. Pour toutes ces raisons, je veux qu’il meure, j’ai envie de l’écraser sous mon pied. Et si je le tue maintenant, je ne suis pas un justicier mais un lâche et un meurtrier.
Il a tenté de te tuer. Il t’avait désigné à ses assassins.
Je sais. Ce serait donc une vengeance personnelle si je le tuais maintenant.
Réfléchis à ce que tu vas faire, Nafai. Réfléchis bien.
Je ne serai jamais un meurtrier.
C’est vrai. Tu sauveras des vies. Il reste un espoir d’éviter à ce monde l’holocauste qui a détruit la Terre il y a quarante millions d’années ; mais en laissant cet homme vivre, tu anéantis cet espoir. Le milliard d’âmes que compte Harmonie doit-il périr pour que tu puisses garder les mains propres ? Je te le dis, ce n’est pas un meurtre, ce n’est pas un assassinat ; c’est la justice. Je l’ai jugé et condamné. Il a ordonné la mort de Roptat, la tienne, celle de tes frères et celle de ton père. Il prépare une guerre qui fera des milliers de morts et mènera cette cité à la soumission. Tu ne l’épargnes pas par pitié, Nafai, car seule sa mort peut être miséricordieuse pour le monde. Tu l’épargnes par pure vanité, afin de pouvoir regarder tes mains sans les voir maculées de sang. Je te le dis, si tu ne tues pas cet homme, le sang de millions d’innocents retombera sur ta tête.
Non !
Silencieux, confiné à son esprit, le cri de Nafai n’en fut que plus poignant.
La voix qui parlait dans sa tête ne se laissa pas fléchir : L’Index donne accès à la bibliothèque la plus profonde du monde, Nafai. Avec son aide, tout est possible à mes serviteurs. Sans lui, ma voix n’est pas plus claire que celle que tu entends actuellement ; elle est sans cesse transformée, distordue par tes craintes, tes espoirs et tes attentes intimes. Sans l’Index, je ne peux t’aider et tu ne peux m’aider. Mes pouvoirs s’affaibliront encore, ma loi dépérira dans l’esprit des gens, et pour finir le feu reviendra et dévastera un nouveau monde. L’Index, Nafai. Prends à cet homme ce qu’exige la loi, puis va t’emparer de l’Index.
Nafai se baissa et saisit l’épée électrique accrochée à la ceinture de Gaballufix.
Je ne sais pas comment tuer un homme avec cette arme. Elle n’a pas de pointe. Je ne peux pas lui percer le cœur.
Sa tête. Tranche-lui la tête.
Je ne peux pas ! Je ne peux pas, je ne peux pas, je ne peux pas !
Mais Nafai se trompait.
Il saisit Gaballufix par les cheveux et lui découvrit la gorge. L’homme s’agita – s’éveillait-il ? Nafai faillit lâcher les cheveux, mais Gaballufix retomba dans l’inconscience.
Nafai alluma l’épée et la posa sur la gorge tendue. La lame se mit à bourdonner. Une ligne apparut, où perlait le sang. Nafai appuya sur l’épée ; la ligne devint une blessure ouverte et le sang jaillit sur la lame en grésillant. Il était maintenant trop tard pour reculer, trop tard. Il appuya plus fort encore. La lame s’enfonça. Elle résista en rencontrant l’os, mais Nafai, imprimant une torsion au cou, ouvrit un espace entre les vertèbres par lequel la lame passa aisément, et la tête se détacha.
Le pantalon et la chemise de Nafai, tout comme ses mains et son visage, étaient couverts de sang, trempés, dégoulinants de sang. Je viens de tuer un homme, et c’est sa tête que je tiens ! Que suis-je, maintenant ? En quoi suis-je meilleur que celui qui gît devant moi, décapité par mes mains ?
L’Index.
Ses vêtements ensanglantés lui étaient insupportables. Pris d’un affolement presque incontrôlable, il se les arracha, puis s’essuya le visage et les mains sur le dos propre de sa chemise. Ce sont les mêmes vêtements que Luet m’a tendus quand je suis remonté à bord de la barque, sur ce lac magnifique, paisible ; et voilà ce que j’en ai fait !
S’agenouillant près du corps après avoir jeté ses vêtements dans le sang, Nafai s’aperçut qu’à cause de la pente de la rue et de la position du cadavre, le sang qui s’écoulait de la blessure avait épargné les habits de Gaballufix. Ils étaient pleins de vomi et d’urine, certes, mais pas de sang. Et il fallait bien que Nafai porte quelque chose. L’holocostume ne suffirait pas ; il serait pieds nus et il risquait d’avoir froid.
L’idée d’enfiler ces habits lui faisait horreur, mais quelque chose l’y contraignait. Il traîna le corps à l’écart de la flaque rouge, puis le dévêtit avec soin, en évitant tout contact avec le sang. Il fut pris de nausée en enfilant le pantalon froid et humide, mais il se reprit ; un homme qui venait de tuer comme lui ne faisait pas le délicat devant un pantalon pisseux. Idem pour l’odeur d’acide gastrique sur la chemise et la cuirasse que Gaballufix portait en dessous. Plus rien n’est trop horrible pour moi, maintenant, se dit Nafai. Je suis déjà perdu.
Par contre, il ne put se résoudre à ceindre l’épée. Il effaça ses empreintes digitales de la poignée et jeta l’arme près de la tête de sa victime. Alors, il éclata de rire. Mes vêtements sont là, à côté, des vêtements que d’innombrables témoins ont vus sur moi aujourd’hui ! Pourquoi me fatiguer à effacer toute trace de mon passage, si je les laisse ici ?
Et pourtant, je vais quand même le faire, se dit-il. Je les laisse comme s’il s’agissait de mon propre cadavre, d’un costume d’enfant. Je porte des habits d’homme, maintenant. Et pas de n’importe quel homme : l’homme le plus vil, le plus monstrueux que je connaisse. Ils me vont bien.
Il enfila le costume holographique. Il ne sentit aucune différence, mais il supposa que le système fonctionnait. Alors il s’éloigna du cadavre, sans savoir où il allait, incapable de raisonner.
Puis il fit demi-tour. Il avait oublié quelque chose, il le savait. Mais il ne vit que ses anciens vêtements et l’épée. Alors, il la prit, essuya le sang qui la couvrait et la ceignit.
Maintenant, il pouvait se mettre en route, en direction de la maison de Gaballufix évidemment. C’était très clair, à présent, ses pensées étaient désormais parfaitement nettes. Le pantalon, devenu glacé, lui irritait la peau. La cuirasse pesait sur ses épaules. L’épée l’embarrassait. Voilà ce que ça fait, d’être Gaballufix, songea Nafai. Cette nuit, je suis Gaballufix.
Il faut que je me dépêche, avant qu’on découvre le corps.
Non. Surâme empêchera qu’on le remarque, du moins jusqu’au matin, où il y aura tant de gens dans la rue qu’il ne pourra pas les influencer tous. Mais j’ai encore du temps devant moi.
Il prit la rue de la Fontaine ; puis il se ravisa, obliqua dans la rue Longue et arriva chez Gaballufix par l’arrière de la maison. Dans la ruelle, il avisa la porte qu’il avait vu Elemak emprunter, tant de jours – si peu ! – auparavant. Était-elle verrouillée ?
Oui. Que faire ? Quelqu’un, à l’intérieur, devait monter la garde. Comment, sous l’apparence d’un simple soldat, demander à entrer à cette heure de la nuit ? Et si on lui faisait éteindre son costume une fois dans la place ? On le reconnaîtrait aussitôt. Pire encore, on reconnaîtrait le costume de Gaballufix et on comprendrait tout de suite que Nafai ne pouvait s’être approprié les vêtements du maître des lieux que d’une seule façon.
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