C’était un écran d’ordinateur géant – vingt-sept pouces de diagonale, d’après les indications sur la boîte.
— Merci ! fit-elle.
— Il n’y a pas de quoi, ma chérie, lui dit sa mère. Caitlin l’embrassa, et sourit à son père. Ses parents redescendirent tandis que Kuroda et elle déballaient l’écran avec précaution.
Elle s’accroupit sous son bureau pour atteindre les connexions de son ancien ordinateur. Tandis que Kuroda lui passait un câble vidéo, elle dit :
— Je suis désolée pour hier soir. Je n’aurais pas dû me fâcher comme ça quand vous avez parlé de retirer le Wi-Fi de mon œilPod.
Kuroda lui répondit d’un ton conciliant :
— Pour rien au monde je ne voudrais vous embêter, mademoiselle Caitlin. Ce n’est pas vraiment un problème de le laisser comme il est.
Elle commença à tourner une des vis du connecteur pour bien le fixer à la carte graphique. Elle avait déjà souvent effectué ce genre de branchement du temps où elle était encore aveugle. Maintenant qu’elle voyait, ce n’était pas vraiment plus facile pour autant.
— Je… hem, il me plaît exactement comme il est, dit-elle.
— Ah… fit-il. Oui, bien sûr.
Il avait un ton bizarre, et…
Ah. Comme il venait juste de voir son père, il pensait peut-être qu’elle était elle-même un peu autiste : le fort désir de conserver les choses en l’état est un symptôme relativement fréquent, avait-elle appris. Bon, c’était très bien comme ça – ça lui permettait d’obtenir ce qu’elle voulait.
Une fois les deux ordinateurs et les deux moniteurs branchés, Caitlin et Kuroda descendirent pour prendre leur dernier petit déjeuner ensemble.
— Je risque de ne pas être à la maison quand tu rentreras du lycée, dit sa mère en lui passant la confiture. Après avoir déposé Masayuki à l’aéroport, je dois aller à Toronto faire quelques courses.
— Pas de problème, dit Caitlin.
Elle savait qu’elle allait avoir pas mal de choses à faire avec le fantôme. Elle savait aussi que les cours allaient lui paraître interminables aujourd’hui. Le lundi qui venait était férié, c’était le Jour de l’Action de grâces au Canada, et elle avait espéré ne retourner au lycée que mardi, mais sa mère n’avait rien voulu entendre. Caitlin avait déjà manqué quatre jours de classe cette semaine… Pas question qu’elle manque le cinquième !
Le temps passa trop vite, et le moment vint de dire au revoir au Dr Kuroda. Ils se retrouvèrent tous dans l’entrée, au bas de l’escalier du salon. Même Schrödinger était venu faire ses adieux : le chat tournait autour de Kuroda en se frottant contre ses jambes.
Caitlin avait espéré que la neige se remettrait à tomber et qu’ainsi le vol serait annulé, obligeant le médecin à rester – mais le ciel ne lui avait pas été favorable. Il faisait quand même très frais pour la saison, et Kuroda n’avait pas de manteau d’hiver. Le père de Caitlin ne s’en était même pas encore acheté un – et quand bien même, il aurait été trop grand pour Kuroda. Mais celui-ci portait un gros pull-over par-dessus l’une de ses chemises hawaïennes bariolées, qu’il avait rentrée dans son pantalon – sauf derrière.
— Vous allez me manquer terriblement, dit Kuroda en les regardant tour à tour.
— Vous serez toujours le bienvenu chez nous, lui dit sa mère.
— Merci. Esumi et moi, nous n’avons pas une maison aussi grande, mais si jamais vous revenez au Japon…
Il ne termina pas sa phrase. Caitlin se dit qu’elle allait tout juste avoir seize ans, et qu’il n’était pas impossible qu’elle fasse un jour ce voyage. Qui savait ce que l’avenir lui réservait ? Mais là, pour l’instant, cela semblait peu probable.
Certes, Kuroda avait dit qu’il allait construire d’autres implants, et qu’il y aurait donc d’autres opérations réalisées à Tokyo. Mais le prochain était prévu pour ce fameux garçon de Singapour dont il lui avait parlé. Il allait se passer énormément de temps avant que Caitlin ait une chance de se faire poser un second appareil… et elle devait peut-être même se faire à l’idée qu’elle passerait le reste de sa vie à ne voir que d’un œil.
Que d’un œil ! Elle secoua la tête – un geste de personne qui voit – et sourit malgré les larmes qui lui venaient aux yeux. Cet homme lui avait donné la vue – c’était un véritable faiseur de miracles. Mais elle ne pouvait pas le lui dire tout haut, ça faisait quand même un peu trop cliché. C’est pourquoi, en repensant à son voyage de Toronto à Tokyo, elle dit simplement :
— Essayez de ne pas être trop près des toilettes dans l’avion…
Et elle le serra très fort dans ses bras, sans arriver à faire le tour de sa taille. Il la serra très fort à son tour.
— Ah, fit-il doucement, ma mademoiselle Caitlin… Elle le relâcha, et ils restèrent tous immobiles pendant quelques secondes, telles des statues, et c’est alors…
Et c’est alors que son père…
Caitlin sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine, et elle vit sa mère hausser les sourcils presque jusqu’à la racine des cheveux…
Son père, Malcolm Decter, tendit la main vers le Dr Kuroda, et Caitlin vit le grand effort que cela lui demandait. Puis il regarda le médecin droit dans les yeux pendant trois secondes – cet homme qui avait fait à sa fille le cadeau de la vue – et il lui serra la main.
Kuroda lui sourit, puis il adressa un sourire encore plus large à Caitlin avant de quitter la maison avec sa mère.
C’est le père de Caitlin qui la conduisit au lycée ce jour-là. Elle était absolument sidérée par le spectacle le long du trajet, voyant distinctement les choses maintenant qu’elle portait des lunettes. La neige était en train de fondre sous le soleil matinal, et tout semblait étinceler. La voiture s’arrêta à un panneau Stop , qui devait être là où elle avait vu les éclairs. Ce coin de rue ressemblait certainement à des millions d’autres en Amérique du Nord : les trottoirs avec leur bordure, les pelouses (en partie recouvertes de neige en ce moment), les maisons, et quelque chose qu’elle finit par identifier comme étant une bouche d’incendie.
Elle regarda l’endroit où elle avait trébuché sur la chaussée, et se souvint d’une blague entendue sur Saturday Night Live quelques années plus tôt. Dans la revue du week-end, Seth Meyers avait expliqué que « les aveugles considèrent les voitures à moteur hybride comme une grave menace, car ils ont du mal à les entendre et elles constituent un danger quand ils veulent traverser la rue ». Il avait ajouté : « Autres dangers pour les aveugles qui traversent la rue : tout le reste. »
Elle avait bien ri à l’époque, et encore maintenant, la blague la fit sourire. Elle s’était très bien débrouillée quand elle était aveugle, mais elle savait que sa vie allait être maintenant plus facile et comporter moins de risques.
Caitlin avait les écouteurs blancs de son iPod sur les oreilles. Elle appréciait toujours d’écouter des sélections au hasard, mais elle se rendit soudain compte qu’elle aurait dû demander un nouvel iPod pour son anniversaire, un modèle équipé d’un écran pour qu’elle puisse choisir elle-même ses morceaux de musique. Bah, ce n’était pas grave, Noël n’était pas loin !
Le lycée Howard Miller possédait un portique blanc très impressionnant devant son entrée principale. Quand elle sortit de la voiture pour se diriger vers les portes vitrées, Caitlin se sentit à la fois angoissée et excitée : angoissée parce que tout le lycée devait être maintenant au courant qu’elle avait recouvré la vue, et excitée parce qu’elle allait enfin voir à quoi ressemblaient ses amis et ses professeurs, et…
Читать дальше