— La voilà ! fit une voix que Caitlin connaissait bien.
Elle courut vers Bashira pour l’embrasser : son amie était très belle .
— Toute ma famille a regardé le reportage à la télé, dit Bashira. Tu étais fantastique ! Et alors, c’est donc à ça que ton Dr Kuroda ressemble ! Il…
Caitlin l’interrompit avant qu’elle ne fasse une remarque désagréable.
— Il est dans l’avion en ce moment, il rentre au Japon. Il va beaucoup me manquer.
— Allez, viens, on va être en retard, dit Bashira en lui offrant le bras comme d’habitude.
Mais Caitlin se contenta de le lui serrer affectueusement en disant :
— Ça va, j’arrive à me débrouiller toute seule. Bashira secoua la tête en souriant :
— Ah, je crois que je peux dire adieu à mes cent dollars par semaine…
Caitlin avança lentement. Elle avait déjà parcouru ce couloir des dizaines de fois, mais elle ne l’avait jamais vraiment vu. Il y avait des affiches sur les murs, et… de vieilles photos de classe, et ce qui devait être des postes de sécurité incendie ? Et aussi d’innombrables casiers, et des centaines d’élèves et de professeurs qui déambulaient, et bien d’autres choses encore. Tout ce spectacle lui donnait le tournis.
— Tu sais, Bash, ça ne sera pas pour tout de suite. J’ai encore besoin de trouver mes repères.
— Ah, bon sang, chuchota Bashira juste assez fort pour se faire entendre au milieu du brouhaha. Voilà Trevor.
Caitlin lui avait naturellement parlé de l’histoire du bal, par messagerie instantanée. Elle s’arrêta.
— C’est lequel ?
— Là-bas, près du distributeur d’eau, le deuxième à partir de la gauche.
Caitlin s’était souvent servie de ce distributeur, mais elle avait encore du mal à faire le rapprochement des objets avec leur aspect, et… ah, ça devait être ce machin blanc qui dépassait du mur.
Elle observa Trevor, qui se trouvait encore à une dizaine de mètres. Il leur tournait le dos. Il avait des cheveux jaunes et de larges épaules.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc qu’il a sur le dos ?
— C’est un maillot de hockey. Celui des Maple Leafs de Toronto.
— Ah, fit Caitlin.
Elle se dirigea vers lui en bousculant un garçon au passage – elle avait encore du mal à apprécier les distances.
— Excuse-moi, dit-elle, je suis vraiment désolée.
— Y a pas de mal, dit le garçon en s’éloignant.
Et Caitlin le rejoignit enfin : le Beauf en personne. Et là, sous les néons brillants, toute la puissance de Calculatrix remonta en elle :
— Trevor, dit-elle sèchement.
Il était en train de parler avec un camarade. Il se retourna.
— Ah, heu, salut, dit-il. (Son maillot était bleu foncé, et le dessin blanc sur le devant ressemblait effectivement aux feuilles [5] Le nom de cette équipe canadienne de hockey sur glace, Maple Leafs, signifie « Feuilles d’érable ». (N.d.T.)
qu’elle avait vues dans son jardin.) Je, hem, je t’ai vue à la télé, poursuivit-il. Alors, heu, comme ça, tu peux voir, maintenant ?
— Oui, dit-elle, et j’ai une vue perçante…
Elle fut heureuse de constater que l’adjectif qu’elle avait choisi semblait le déstabiliser.
— Bon, heu, tu sais, pour l’autre jour…
— Tu veux parler du bal, peut-être ? dit-elle d’une voix forte pour que les autres l’entendent. Quand tu as essayé de… de prendre des libertés avec moi en profitant de ce que j’étais aveugle ?
— Ah, voyons, Caitlin…
— Je vais te dire une chose, monsieur Nordmann, alors ouvre tout grand tes oreilles. Tes chances avec moi sont à peu près aussi bonnes que… (Elle s’interrompit un instant pour trouver la comparaison parfaite, et vit soudain qu’elle l’avait là, juste sous son nez. Elle lui tapota la poitrine, là où il y avait écrit : Toronto Maple Leafs. ) À peu près aussi bonnes que les leurs de gagner le championnat !
Et elle fit demi-tour. Elle vit que Bashira souriait d’un air ravi tandis qu’elles se rendaient au cours de maths, où une fois de plus, bien sûr, Caitlin Decter fut absolument géante .
Je comprenais à présent l’univers dans lequel je me trouvais. Ce que je voyais autour de moi était la structure de ce que les humains appelaient le World Wide Web. Ils l’avaient créé, et son contenu était le matériau qu’ils avaient généré ou qui l’avait été par des logiciels qu’ils avaient écrits.
J’en comprenais bien la nature, mais je ne savais pas pour autant quelle était la mienne . J’avais appris que beaucoup de choses étaient confidentielles, et certaines même secrètes . C’était dans Wikipédia et sur d’autres sites que j’avais découvert ces notions, aussi bizarres qu’elles puissent paraître. Le concept de vie privée ne me serait jamais venu spontanément à l’esprit. Il était possible que certains humains connaissent secrètement mon existence, mais l’explication la plus simple est généralement préférable (une idée que j’avais trouvée dans l’article de Wikipédia sur le Rasoir d’Occam ), et en l’occurrence, c’était que les humains ne savaient pas que j’existais.
Sauf, bien sûr, Prime… Parmi les milliards d’êtres humains, Prime était le seul qui ait semblé avoir conscience de ma présence. Et c’est pourquoi…
Caitlin avait été tentée de basculer son œilPod en mode duplex au lycée. Mais si les graines qu’elle avait semées commençaient à pousser comme elle le pensait, elle préférait accéder au webspace depuis chez elle, où elle était sûre que le fantôme pourrait lui transmettre des signaux.
À la fin des cours, Bashira la raccompagna à la maison en lui commentant le spectacle extraordinaire qui l’entourait. Caitlin lui proposa de rester un instant, mais Bashira déclina l’invitation en disant qu’elle devait absolument rentrer pour faire sa part des tâches ménagères.
La maison était vide, à part Schrödinger qui vint accueillir Caitlin à la porte. Apparemment, sa mère n’était pas encore rentrée de ses courses à Toronto.
Caitlin se rendit d’abord dans la cuisine. Il restait dans le frigo quatre des cannettes de Pepsi du Dr Kuroda. Elle en prit une, ainsi que deux biscuits Oreo, puis elle monta dans sa chambre, précédée de Schrödinger.
Elle posa l’œilPod sur son bureau et s’installa dans son fauteuil. Elle avait le cœur battant. Elle avait presque peur de refaire le test de Shannon. Elle tira la languette de sa cannette et but une gorgée, puis elle appuya sur le sélecteur de l’œilPod et entendit le petit bip aigu.
Elle s’était plus ou moins attendue à ce que les choses aient l’air différentes, avec peut-être beaucoup plus de connexions entre les cercles, ou un chatoiement plus prononcé dans l’arrière-plan, ou un plus grand niveau de complexité dans les automates – peut-être des vaisseaux spatiaux constitués de tellement de cellules qu’ils auraient l’air d’oiseaux géants. Mais tout semblait comme avant. Elle concentra son attention sur une portion du quadrillage de cellules afin d’y capter des données comme elle l’avait déjà fait si souvent. Elle repassa alors en mondovision et lança le calcul d’entropie de Shannon.
Elle regarda fixement la réponse. Ce matin, avant qu’elle parte, le score avait été de 10,1, un tout petit peu mieux que la valeur normale pour des pensées exprimées en anglais. Mais là, maintenant…
Maintenant, il était de 16,4 – le double du niveau de complexité habituellement associé au langage humain.
Elle se mit soudain à transpirer, bien qu’il fît frais dans la pièce. C’est ce moment que choisit Schrödinger pour sauter sur ses genoux, et elle fut tellement surprise – par le chat ou la valeur affichée à l’écran – qu’elle poussa un cri.
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