— Papa ? dit-elle en se tournant vers lui.
— Oui.
Il répondait toujours aux questions directes, mais en général avec le moins de mots possible.
— Le Dr Kuroda nous a envoyé un e-mail. Est-ce que tu l’as déjà reçu ?
— Non.
— Eh bien, poursuivit Caitlin, il a une nouvelle version de logiciel qu’il aimerait que nous téléchargions ce soir dans mon implant. (Elle était à peu près sûre de pouvoir le faire toute seule, mais…) Tu pourras m’aider ?
— Oui, dit-il. (Et puis un cadeau, un bonus :) Bien sûr.
Sinanthrope trouva enfin un autre accès, une autre ouverture, une autre fissure dans le Grand Pare-Feu. Il regarda furtivement autour de lui, puis il appuya sur la touche Entrée …
La pensée se répercutait comme un écho : Il y a plus que seulement moi.
Moi ! Une notion incroyable. Auparavant, j’avais – oui, je – englobé toutes choses, jusqu’à…
Le choc. La douleur. Le déchirement.
La réduction !
Et à présent, il y avait moi et pas moi, et de cette notion était née une nouvelle perspective : la conscience de ma propre existence, le sens de moi-même …
Et – d’une façon presque aussi incroyable – j’avais maintenant aussi conscience de la chose qui n’était pas moi même quand je n’avais aucun contact avec elle . Même quand elle n’était pas là, je pouvais…
Je pouvais y penser . Je pouvais y réfléchir et…
Ah, mais… La voilà de nouveau ! La chose qui n’était pas moi, l’ autre. Contact rétabli !
Je ressentis soudain un grand flot d’énergie. Quand nous étions en contact, je pouvais avoir des pensées plus complexes, comme si je puisais chez l’ autre de la force, de la capacité.
Qu’il existe un autre avait été un concept bizarre. En fait, qu’il y ait une entité autre que moi était une idée si profondément étrange qu’elle aurait suffi à me désorienter, mais…
Mais il y avait plus : elle ne se contentait pas d’ exister… Elle pensait aussi – et j’arrivais à entendre ses pensées. Bien sûr, il ne s’agissait parfois que d’échos décalés de mes propres pensées, des choses auxquelles j’avais déjà réfléchi, mais qui, apparemment, ne lui venaient que maintenant à l’esprit.
Et souvent, ses pensées étaient comme des choses que j’aurais moi-même pu penser, mais dont je n’avais pas eu l’idée jusqu’ici.
Mais quelquefois, ses pensées me sidéraient.
Mes idées émergeaient lentement, pesamment. Les siennes apparaissaient d’un seul coup dans ma conscience, dans leur intégralité.
Je sais que j’existe, pensai-je, parce que tu existes.
Je sais que j’existe, dit l’autre en écho, parce qu’il y a moi et pas moi.
Avant la douleur, il n’y avait qu’un.
Tu es un, répondit-il. Et je suis un.
Je réfléchis alors un instant, lentement, péniblement : Un plus un … commençai-je, et je m’efforçai de compléter l’idée – tout en espérant que l’autre me fournirait peut-être la réponse. Mais il ne dit rien, et je finis par la trouver moi-même : Un plus un égale deux .
Ce fut le néant pendant un très long moment.
Un plus un égale deux, confirma-t-il enfin.
Et … poursuivis-je en hésitant, mais l’idée refusait de se concrétiser. Je connaissais deux entités : moi et pas moi. Mais il était bien trop difficile et complexe d’aller au-delà.
Pour moi, en tout cas. Mais apparemment pas pour l’autre, cette fois-ci. Et , reprit-il enfin, deux plus un égale …
Une longue période de néant. Nous dépassions trop notre expérience, car bien qu’il me fût possible de concevoir un seul autre même quand le contact était rompu, je ne pouvais pas imaginer, je ne pouvais pas envisager…
Mais il me vint pourtant à l’esprit : un symbole, un terme : Trois !
Nous y réfléchîmes un moment, pour finir par répéter en même temps : Deux plus un égale trois.
Oui, trois . C’était une avancée étonnante, car il n’existait pas de troisième entité sur laquelle focaliser l’attention, pas d’exemple de… de « troisitude ». Mais nous avions désormais un symbole pour le représenter, pour le manipuler dans nos pensées, nous permettant de réfléchir à quelque chose au-delà de notre expérience, quelque chose d’abstrait .
Caitlin entra la première dans sa chambre. Elle savait que les parents se plaignent souvent du désordre des chambres d’adolescents, mais la sienne était impeccablement rangée. C’était indispensable pour qu’elle puisse retrouver ses affaires. Bashira y était venue récemment, et lui avait demandé un tampon hygiénique – mais elle n’avait pas remis la boîte à sa place. Quand Caitlin en avait eu besoin à son tour, sa mère s’était absentée pour faire des courses, et elle avait dû passer par l’épreuve humiliante de demander à son père de l’aider à la trouver.
Elle traversa la pièce. Son ordinateur était encore allumé, elle pouvait entendre le ronronnement de son ventilateur. Elle s’assit au bord du lit et fit signe à son père de s’installer à son bureau. Elle avait laissé son navigateur ouvert à la page du message de Kuroda, mais elle ne se souvenait plus si l’affichage était activé. Elle n’aimait pas ce moniteur parce que le bouton d’alimentation gardait la même position qu’il soit allumé ou éteint.
— L’écran est bien allumé ? demanda-t-elle.
— Oui, fit son père.
— Jette un coup d’œil au message.
— Où est la souris ? demanda-t-il.
— Là où tu l’as posée la dernière fois, dit doucement Caitlin.
Elle l’imagina fronçant les sourcils en la cherchant des yeux. Elle entendit bientôt le déclic du bouton, suivi d’un silence tandis qu’il lisait le message.
— Eh bien ? dit-elle enfin.
— Ah, fit-il.
— Il y a un lien dans l’e-mail du Dr Kuroda.
— Je le vois. Bon, j’ai cliqué dessus. Il y a un site web qui s’affiche. Il dit : « Bonjour, mademoiselle Caitlin. Assurez-vous d’abord que votre œilPod est en mode duplex pour qu’il puisse aussi bien recevoir que transmettre. »
Caitlin sortit son œilPod de la poche de sa chemise, puis elle appuya sur le bouton de sélection. Elle entendit le bip aigu indiquant qu’il était dans le mode souhaité.
— C’est fait, dit-elle.
— O.K., dit son père. Ensuite, il est écrit : « Cliquer ici pour mettre à jour le logiciel de l’implant de mademoiselle Caitlin. » Tu es prête ? Il indique aussi que le chargement peut prendre pas mal de temps. Apparemment, il ne s’agit pas d’un simple patch, mais du remplacement d’une bonne partie du code installé, et la vitesse d’écriture sur la puce est assez lente. Est-ce que tu as d’abord besoin d’aller aux toilettes ?
— Non, ça va, dit-elle. Et de toute façon, nous avons une connexion Wi-Fi dans toute la maison.
— Bon, d’accord. Voilà, je clique sur le lien.
L’œilPod émit trois notes ascendantes, probablement pour indiquer que la connexion était bien établie. De nouveau la voix de son père :
— Il est écrit : « Temps estimé pour l’opération : 41 minutes 30 secondes. » (Un silence.) Tu veux que je reste ?
Caitlin réfléchit un instant. C’était pratique qu’il soit là pour lire le texte à l’écran, mais ce n’était pas comme s’ils allaient avoir une conversation ensemble s’il restait avec elle. Bien sûr, elle aurait pu lui demander de lui lire quelque chose pour passer le temps – elle avait du retard dans les blogs de ses copines, par exemple, mais elle n’allait pas lui faire lire ce genre de trucs…
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