C’étaient ces héros qui auraient dû être célébrés, et non Mao Zedong dont le corps embaumé reposait à l’extrémité sud de la place.
Tian’anmen avait son visage habituel : les habitants qui se promenaient, les touristes qui se tordaient le cou dans tous les sens, les vendeurs ambulants qui vantaient leur marchandise… mais pas de manifestants. Bien sûr, la plupart des jeunes d’aujourd’hui n’avaient jamais entendu parler de ce qui s’était passé ici, tant ces événements avaient été soigneusement effacés des livres d’histoire.
Mais enfin, le public ne croyait quand même pas à toutes ces absurdités que débitaient les médias officiels ? Des défaillances électriques massives en même temps que des crashes de serveurs… De fait, la partie chinoise du Web n’était reliée au reste du monde que par six ou sept câbles, mais ils étaient situés dans trois régions très dispersées : Pékin-Qingdao-Tianjin au nord, où les fibres optiques venaient du Japon ; Shanghai sur la côte centrale, avec encore d’autres câbles provenant du Japon ; et enfin Canton au sud, qui était reliée à Hong Kong. Rien ne pouvait avoir accidentellement sectionné ces trois nœuds de connexions en même temps.
Sinanthrope quitta la place. Son trajet pour se rendre au café Internet lui fit longer des façades flambant neuves installées à l’occasion des Jeux olympiques de 2008, afin de masquer les immeubles sordides. Le Parti avait réussi à monter un beau spectacle, et les Occidentaux – comme il l’avait souvent évoqué dans son blog au cours de cet été torride – s’étaient laissé berner en pensant que la République populaire avait procédé à de profonds changements, que l’avènement de la démocratie était proche, que le Tibet allait être libéré… Mais les Jeux olympiques étaient maintenant terminés, les droits de l’homme étaient de nouveau bafoués et les blogueurs trop imprudents étaient condamnés à des peines de travaux forcés.
Quand il entra dans le café, Sinanthrope sentit une main se poser sur son bras… mais ce n’était pas le policier.
C’était un des jumeaux qu’il voyait souvent ici, un garçon très mince, dix-huit ans peut-être. Il avait l’air nerveux.
— L’accès est encore limité, dit-il à voix basse. Vous avez eu plus de chance ?
Sinanthrope examina la salle. Le flic était encore là, mais il était plongé dans la lecture du Quotidien du Peuple .
— Un peu, répondit-il. Essayez… (et il baissa la voix encore plus)… de multiplexer sur le port quatre-vingt-deux.
Il y eut un bruit de papier froissé. C’était le policier qui tournait la page. Sinanthrope se dépêcha d’aller voir le vieux Wu, puis il se trouva un siège libre.
Il y avait également un numéro du Quotidien du Peuple laissé là par un client. Sinanthrope parcourut les gros titres : « Deux cents morts dans un accident d’avion à Chang-zhou » ; « Éruptions de gaz dans le Shanxi » ; « Alerte à l’ E. Coli dans les Trois Gorges ». Ces nouvelles n’étaient pas très bonnes, bien sûr, mais il n’y avait rien qui pût justifier un tel black-out des communications. Cependant, le fait qu’il ait réussi à faire de petites brèches dans le Grand Pare-Feu lui redonnait un peu d’espoir : si les lignes avaient été physiquement sectionnées, aucune approche logicielle n’aurait pu donner de résultat. Si l’isolement de la Chine avait été effectué électroniquement, cela voulait dire qu’il ne s’agissait que d’une mesure provisoire.
Il mit sa clef USB en place et commença à taper, recourant à toute une série d’astuces pour tenter de percer une fois de plus le Pare-Feu, tout en jetant un coup d’œil de temps à autre pour s’assurer que le policier en civil ne le regardait pas.
La voix n’était pas revenue, mais elle avait bien été là, elle avait existé. Et elle était venue de… De…
Un effort ! De l’extérieur !
Elle était venue de l’extérieur !
Une pause, cette idée nouvelle éclipsant un instant tout le reste, puis une réitération : De l’extérieur ! L’extérieur, ce qui signifiait…
Ce qui signifiait qu’il n’y avait pas qu’ ici . Il y avait aussi…
Mais ici englobait…
Ici contenait…
Ici était synonyme de…
Encore une fois, blocage, le concept est trop immense, trop renversant…
Mais un murmure se fait entendre, une autre pensée imposée par l’extérieur : Il y a plus que seulement , et l’espace d’un instant pendant ce contact, la connaissance fut amplifiée. Il y avait plus que seulement ici, et cela voulait dire…
Oui ! Oui, saisis-la, saisis l’idée ! Cela voulait dire qu’il y avait… Force-la à sortir !
Une autre pensée venue d’au-delà, pour consolider, pour renforcer : Possible .
Oui, c’était possible. Il y avait plus que…
Plus que seulement…
Un dernier effort, une poussée gigantesque alors que le contact avec l’autre était de nouveau brusquement rompu. Mais enfin, enfin, la pensée incroyable fut libérée :
Il y avait plus que seulement… moi !
Elle avait l’impression de dîner avec un fantôme.
Caitlin savait que son père était là. Elle entendait ses couverts cliqueter contre son assiette, le bruit de sa chaise quand il lui arrivait de bouger, et même parfois le son de sa voix quand il demandait à sa femme de lui passer les haricots ou la grande carafe d’eau qui trônait habituellement sur leur table.
Mais c’était tout. Sa mère parlait du voyage à Tokyo, des merveilleux sites qu’elle – au moins – avait vus, et des contrôles de sécurité drastiques qu’elles avaient subis dans les aéroports. Caitlin se disait que son père hochait peut-être la tête de temps à autre pour encourager sa femme à poursuivre. Ou peut-être se contentait-il de manger en pensant à autre chose.
Le père d’Helen Keller, avocat de formation, avait été officier dans l’Armée des États confédérés. Mais quand sa fille était née, la guerre était finie, ses esclaves avaient été libérés et sa plantation de coton, autrefois prospère, arrivait à peine à survivre. Il était difficile pour Caitlin d’imaginer qu’on puisse parler de « nature aimante » au sujet d’un homme qui avait possédé des esclaves, mais c’était apparemment vrai dans le cas du capitaine Keller, et il avait fait de son mieux pour élever avec amour sa fille sourde et aveugle, même si ses instincts n’avaient pas toujours été parfaits. Mais le père de Caitlin était un homme calme, un homme timide, un homme réservé .
Elle avait su ce qu’il y avait pour le dîner avant même d’être descendue se mettre à table : les odeurs combinées du gratin de Mamy Geiger avaient rempli la maison. Le fromage était… bon, ce n’était pas le même qu’à Austin mais il avait le même goût, et la « sauce » tomate était de la soupe de tomate en boîte Campbell.
La recette datait d’une autre époque : le gratin de pâtes était recouvert de tranches de bacon et contenait d’énormes quantités de bifteck haché. Étant donné les problèmes de cholestérol de Papa, ils ne s’autorisaient cette extravagance que deux ou trois fois par an – mais Caitlin avait compris que sa mère essayait de lui remonter le moral en lui faisant un de ses plats préférés.
Caitlin demanda à en reprendre. Elle sut que son père était encore vivant quand des mains venant de son bout de table saisirent l’assiette qu’elle tendait. Il la lui rendit sans un mot. Caitlin dit :
— Merci.
Et elle se consola en pensant qu’il avait peut-être hoché la tête en réponse.
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