L’écran afficha la réponse : 0,000769 % de la population. Les chiffres du milieu paraissaient plus sombres, mais c’était un simple effet de la lumière du soleil couchant : 007. Ses collègues américains s’étaient toujours gentiment moqués de sa croyance dans la numérologie, mais c’était une suite de chiffres à laquelle ils accordaient eux-mêmes une certaine signification : permis de tuer.
Le téléphone sonna. Cho ne fit pas un geste pour décrocher, et c’est donc Li qui se leva pour soulever le combiné noir.
— C’est fait, dit une voix au milieu des craquements de parasites.
Li sentit son estomac se nouer.
Le lendemain matin, Caitlin et sa mère retournèrent au bureau de Kuroda à l’université.
— C’est fascinant, ce qui se passe en Chine en ce moment, leur dit-il après avoir procédé aux salutations d’usage (Caitlin se débrouillait maintenant très bien pour dire konnichi wa).
— De quoi parlez-vous ? demanda la mère de Caitlin.
— Vous n’avez pas regardé les infos ? Il semblerait qu’ils ont des problèmes de communication majeurs, téléphones portables, Internet, etc. Un problème de saturation de l’infrastructure, j’imagine. Une grande partie de leur architecture réseau n’est probablement pas facilement extensible, et leur croissance a été tellement rapide… Sans parler du matériel médiocre qu’ils utilisent. Ah, ce serait autre chose s’ils achetaient un peu plus de matériel japonais. Et justement, puisqu’on en parle…
Il tendit l’œilPod à Caitlin, qui commença aussitôt à le tâter du bout des doigts. L’unité était maintenant plus longue. Une extension avait été ajoutée en dessous et tenait avec ce qui ressemblait à du ruban adhésif. Après tout, c’était un prototype… Mais l’extension était aussi large et épaisse que l’appareil d’origine, de sorte que l’ensemble se présentait toujours comme un bloc rectangulaire. Il était nettement plus gros que l’iPod de Caitlin – elle avait une vieille version de l’iPod Shuffle, sans écran, parce qu’un affichage ne lui servait à rien. Mais il n’était pas beaucoup plus encombrant que l’iPhone de Bashira. La seule différence, c’était que le Dr Kuroda l’avait construit avec des coins rectangulaires au lieu des angles arrondis des appareils d’Apple.
— Bien, dit Kuroda. Je crois vous avoir déjà expliqué que l’œilPod est en communication permanente avec votre implant post-rétinien via une connexion Bluetooth 4.0.
— Oui, fit Caitlin, et « Absolument », ajouta sa mère.
— Mais nous avons maintenant installé une couche de communication supplémentaire. Ce module que j’ai fixé au bout de l’œilPod est l’émetteur-récepteur Wi-Fi. Il détectera toute connexion disponible et s’en servira pour me transmettre une copie des entrées-sorties de données – le flot brut fourni par votre rétine, et celui corrigé par le logiciel de l’œilPod.
— Ça doit faire de grosses quantités de données, dit Caitlin.
— Détrompez-vous, ce n’est pas aussi important que ça. Votre système nerveux a recours à des signaux chimiques assez lents. La partie principale de vos signaux rétiniens – celle qui est produite par la fovéa et qui correspond à la vision la plus précise – ne représente pas plus de 0,5 mégabit par seconde. Même Bluetooth 3.0 serait capable d’en gérer mille fois plus.
— Ah… fit Caitlin.
Sa mère hocha peut-être aussi la tête.
— Et maintenant, il y a un petit bouton sur le côté de l’appareil – tâtez-le. Non, un peu plus bas, oui, c’est ça. Il vous permet de choisir entre trois modes de communication : duplex, simplex et off. En mode duplex, la transmission de données se fait dans les deux sens : les copies de vos signaux rétiniens et du flux corrigé arrivent ici, à l’université, et vous pouvez recevoir les mises à jour logicielles. Mais, bien sûr, au niveau de la sécurité, il ne faut pas laisser un canal d’accès ouvert en permanence : l’œilPod communique avec votre implant post-rétinien, et nous ne voudrions pas que des gens puissent intervenir dans ce qui se passe dans votre cerveau.
— Ah, mon Dieu ! s’écria Maman.
— Excusez-moi, dit Kuroda (mais avec une note d’humour dans la voix). Bon, si vous appuyez sur ce bouton, l’appareil bascule en mode simplex – dans lequel l’œilPod se contente de nous envoyer des signaux ici, mais sans rien recevoir en retour. Allez-y, faites-le maintenant. Vous entendez ce bip un peu grave ? Cela signifie qu’il est en simplex. Appuyez de nouveau – et voilà, ce bip aigu signifie qu’il est en duplex.
— J’ai compris, dit Caitlin.
— Et pour tout désactiver, il vous suffit de garder le doigt appuyé pendant cinq secondes, et de même pour le rallumer.
— D’accord.
— Et enfin, hem… évitez de perdre votre œilPod. L’université l’a fait assurer pour deux cents millions de yens, mais franchement, en pratique, il est irremplaçable. Je veux dire que s’il était perdu, mes patrons seraient ravis d’encaisser le chèque, mais ils ne m’autoriseraient jamais à consacrer le temps nécessaire pour en reconstruire un – pas après que celui-ci s’est révélé un échec à leurs yeux.
À mon œil aussi … songea Caitlin. Mais elle se rendit aussitôt compte que Kuroda devait être encore plus déçu qu’elle. Après tout, sa situation n’était pas pire qu’avant de venir au Japon – à part l’œil au beurre noir, bien sûr, mais ça lui ferait au moins une histoire intéressante à raconter au lycée. En fait, sa situation s’était améliorée, puisque l’œilPod permettait à ses pupilles de se contracter normalement… Elle allait pouvoir se débarrasser de ses fichues lunettes de soleil.
Kuroda était en train d’augmenter la puissance du signal transmis par l’implant à son nerf optique afin qu’il domine l’autre signal incorrect encore fourni par sa rétine droite.
Le médecin avait consacré des mois, voire des années à ce projet, et il n’avait qu’un maigre résultat à montrer. Il devait être cruellement déçu, et elle se rendit compte qu’il prenait un très gros risque en la laissant retourner au Canada avec cet équipement.
— Bien, conclut-il, de toute façon, vous allez travailler de votre côté. Laissons ce cerveau brillant que vous possédez essayer de comprendre les signaux qu’il reçoit. Pour ma part, j’analyserai les données fournies par votre rétine et j’essaierai d’améliorer le logiciel qui les recodifie. Cela étant, n’oubliez pas…
Il ne termina pas sa phrase, mais ce n’était pas nécessaire. Caitlin savait très bien ce qu’il s’était apprêté à dire : vous n’avez que jusqu’à la fin de l’année…
Elle écouta l’horloge égrener les secondes.
Sinanthrope regretta aussitôt son geste, mais il était trop tard… Il venait de taper du poing sur la table crasseuse du café Internet. Son thé se renversa et tout le monde tourna la tête vers lui : le vieux Wu, le propriétaire ; les autres utilisateurs dont il ne pouvait savoir s’ils étaient ou non des dissidents ; et le flic en civil à la mine patibulaire.
Sinanthrope fulminait. La fenêtre qu’il avait eu tant de mal à tailler dans le Grand Pare-Feu venait de se refermer brutalement. Il était de nouveau coupé du monde extérieur. Mais il fallait qu’il dise quelque chose pour s’excuser de son geste violent.
— Je suis désolé, dit-il en se tournant successivement vers chacun des visages interrogateurs. Je viens juste de perdre le document que je rédigeais.
— Il faut sauvegarder, lui dit obligeamment le policier. Pensez toujours à faire des sauvegardes.
D’autres pensées qui s’imposent, mais confuses, incomplètes… existence… souffrance… pas de contact…
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