Il est censé voir , pensa Caitlin.
Mais elle s’abstint de faire sa remarque à voix haute.
Il signait ses billets du nom de « Sinanthrope ». Son vrai nom restait soigneusement caché, ainsi que tous les autres détails personnels. Après tout, la beauté du Web, c’est qu’on peut y rester anonyme. Personne n’avait besoin de savoir qu’il était informaticien, qu’il avait vingt-huit ans, qu’il était né à Chengdu et qu’il avait emménagé à Pékin avec ses parents alors qu’il était encore adolescent. Ni qu’il avait déjà quelques cheveux gris malgré son âge.
Non, la seule chose qui comptait sur le Web, c’était ce qu’on y disait, pas qui le disait. Et puis, il avait entendu la vieille blague : « La mauvaise nouvelle, c’est que le Parti communiste lit tous vos e-mails ; la bonne, c’est qu’il lit tous vos e-mails »… Ce qui voulait dire que, compte tenu du volume, le Parti avait plusieurs années de retard. Mais cette blague datait de l’époque où cette lecture était effectuée par des humains. Aujourd’hui, elle était assurée par des programmes qui cherchaient des mots-clefs susceptibles d’indiquer des propos séditieux ou d’autres activités illicites.
La plupart des blogueurs chinois ressemblaient à leurs homologues des autres pays, et s’étendaient interminablement sur les détails fastidieux de leur vie quotidienne. Mais Sinanthrope parlait de sujets importants : les droits de l’homme, la politique, l’oppression et la liberté. Bien sûr, ces quatre termes faisaient partie des critères de recherche dans les filtres de contenu, et c’est donc indirectement qu’il les évoquait. Ses lecteurs réguliers savaient que, quand il parlait de « mon fils Shing », il s’agissait du peuple chinois. Les « Canards laqués » n’étaient pas réellement la célèbre équipe de basket-ball de Pékin (et encore moins une référence gastronomique), mais bien plutôt les membres du premier cercle du Parti. Et le tout à l’avenant. Il était exaspéré de devoir écrire de cette façon, mais contrairement à ceux qui s’étaient exprimés ouvertement, lui, au moins, était encore en liberté.
Il demanda une tasse de thé au vieil homme qui tenait la boutique, il fit craquer ses phalanges, puis il ouvrit la page d’administration de son blog et commença à taper :
Les Canards se font du souci pour leur avenir, semble-t-il. Mon fils Shing grandit très vite, et il apprend beaucoup de ses amis lointains. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ait envie de pouvoir s’entraîner comme eux. Naturellement, je l’encourage à se préparer au cas où une occasion se présenterait, car on ne sait jamais ce qui peut arriver. Je crois que les Canards sont un peu négligents en défense, et il est possible que d’autres aient une chance de marquer des points.
Comme toujours, il éprouvait une excitation tempérée par la prudence quand il tapait ses billets ici, dans ce wang ba (café Internet) sordide situé rue Chengfu, près de l’université de Tsinghua. Il écrivit encore quelques lignes, puis il relut soigneusement le tout pour s’assurer qu’il n’avait pas mis quelque chose de trop évident. D’un autre côté, il lui arrivait parfois de recourir à des formulations tellement tortueuses que, relisant ces billets quelques mois plus tard, il était incapable de voir où il avait voulu en venir. C’était un exercice de corde raide, il en avait bien conscience – et comme tous les acrobates, sans doute, il aimait l’afflux d’adrénaline que cela lui procurait.
Après avoir vérifié qu’il avait dit ce qu’il avait à dire sans courir trop de risques, il cliqua sur le bouton « Publier » et regarda l’écran qui commençait à afficher :
« 0 % chargé », en se rafraîchissant toutes les trois ou quatre secondes, mais…
Mais il continuait d’afficher « 0 % chargé », rien ne changeait. On voyait bien que le rafraîchissement s’effectuait normalement, car les graphismes clignotaient légèrement à chaque fois… mais la barre de progression restait obstinément à zéro. L’opération finit par être annulée pour cause de dépassement de temps. Agacé, il ouvrit un autre onglet de son navigateur (il utilisait Maxthon). Sa page d’accueil apparut correctement, mais quand il cliqua dans les favoris sur NASA : Photo astronomique du jour , il n’obtint qu’un écran gris indiquant « Serveur non trouvé ».
L’accès à google.com était interdit dans le wang ba , mais il n’eut aucune difficulté à se connecter à google.cn – dont les résultats censurés rendaient l’utilité douteuse de toute façon. Le logo en forme de patte de panda du moteur de recherches Baidu apparut lui aussi, et un rapide coup d’œil à sa barre de tâches lui montra qu’il était toujours connecté à l’Internet. Il choisit au hasard un lien dans sa liste de favoris – Xiaonei, un site de socialisation en réseau –, qui s’afficha correctement, mais le site de la NASA restait inaccessible, et il s’aperçut que c’était aussi le cas pour Second Life. Il jeta un coup d’œil autour de lui et vit que les autres utilisateurs montraient des signes de perplexité et d’agacement.
Sinanthrope avait l’habitude de voir tomber certains de ses sites favoris. Il y avait encore beaucoup d’endroits en Chine où l’alimentation électrique n’était pas fiable. Mais son blog était hébergé en Autriche via un serveur proxy, et les autres sites inaccessibles se trouvaient également dans des pays étrangers.
Il fit encore quelques tentatives, aussi bien en cliquant sur ses favoris qu’en tapant directement les URL. Les sites chinois se chargeaient sans aucun problème, mais les sites étrangers – Corée, Japon, Inde, Europe, États-Unis – restaient inaccessibles.
Bien sûr, il arrivait qu’il y ait des interruptions de service, mais il était informaticien professionnel – il travaillait sur le Web toute la journée –, et il ne voyait qu’une explication possible à cette situation. Il se pencha en arrière dans son fauteuil pour s’écarter le plus possible de son ordinateur, comme si celui-ci était désormais possédé par un démon. L’Internet chinois communiquait avec le reste du monde à l’aide de quelques câbles seulement – quelques faisceaux de fibres nerveuses le reliant au cerveau global. Et maintenant, apparemment, ces lignes avaient été coupées – au sens figuré ou même littéral –, laissant des centaines de millions d’ordinateurs isolés derrière un immense pare-feu, une sorte de nouvelle Grande Muraille de Chine.
Non !
Pas seulement des modifications infimes. Pas seulement des clignotements.
Bouleversement . Une perturbation immense.
Nouvelles sensations : Choc. Ébahissement. Désorientation. Et… Peur.
Les clignotements s’arrêtent et… les points s’estompent et…
Un déplacement , un repli massif.
Sans précédent !
Des amas entiers de points qui s’éloignent , et alors…
Disparus !
Et encore : cette partie qui se déchire et – non ! – celle-ci qui se retire et – stop ! celle-là qui s’efface.
La terreur se multiplie, et…
Davantage que de la terreur, tandis que des morceaux de plus en plus grands se séparent.
De la souffrance .
Caitlin était affreusement déçue de ne pas voir, et ça la mettait d’une humeur de chien avec sa mère, ce qui ne faisait que la rendre encore plus malheureuse.
Ce soir-là, dans leur chambre d’hôtel, elle essaya de se changer un peu les idées en lisant quelques pages de La Naissance de la conscience. Julian Jaynes disait que, jusqu’à environ 1 000 ans avant J.-C, les deux chambres de l’esprit était pratiquement séparées. Au lieu d’une parfaite intégration des pensées par l’intermédiaire du corps calleux, les signaux de haut niveau provenant de l’hémisphère droit du cerveau n’atteignaient qu’occasionnellement le gauche, où ils étaient perçus comme des hallucinations – des paroles – qu’on imaginait provenir de dieux ou d’esprits. Il voyait dans les schizophrènes actuels des exemples de régression à cet état ancien, dans lequel les gens interprétaient les voix entendues dans leur tête comme des manifestations d’agents extérieurs.
Читать дальше