« Combien de chances avons-nous de revenir, à ton avis ? »
Il me répondit par une locution hiss:
« C’est le coup du stissnassan ! »
Le stissnassan est un ver ellien, dont la tête est si semblable à la queue qu’on se trompe une fois sur deux sur sa place. Il continua: « Il n’y a probablement pas de Misliks sur les soleils morts. Le danger n’est pas là. Mais nous disposerons d’un temps très court pour poser le kilsim. Tout dépendra peut-être de ta force. À la place des Sages, peut-être aurais-je attendu de pouvoir fabriquer des automates fonctionnant dans les champs antigravitiques. Mais d’un autre côté la construction des kilsim dévore une énorme quantité d’énergie, et si finalement ils ne peuvent servir, autant vaut être fixé tout de suite, et utiliser cette énergie à un autre usage.
— Vous y parviendrez certainement, fit Beichit, indignée.
— Beichit fait partie des constructeurs, répliqua Souilik d’un ton légèrement sarcastique. Il est normal qu’elle ait pleine confiance en leur engin. Pour ma part, je serai plus tranquille quand il aura fonctionné. Ce ne serait encore rien, s’il se contentait de ne pas fonctionner. Il explosera de toute manière. Mais il nous faut réussir … ou disparaître !
— Comment ça ? Fis-je.
— Le kilsim est encore un engin expérimental … et dangereux. Une fois l’avant-dernière pièce posée, tu auras exactement une de tes minutes terrestres pour poser ta pièce: c’est ainsi ! Si tu réussis, l’explosion se fera une basike après. Si tu échoues, elle se fera deux minutes après. Inutile de te dire que dans ce cas nous n’aurons pas le temps de nous éloigner. Quant à passer dans l’ahun immédiatement, avec la proximité d’un champ de gravitation si formidable, nous sommes sûrs d’aller voltiger dans quelque univers négatif. Et tout le monde n’a pas la chance d’Akéion. Mais ne t’inquiète pas. Dans ta minute, je ferai donner le maximum au champ antigravitique. Tu y arriveras ! »
Lentement, Arzi descendit derrière l’horizon. Un vent frais se leva. Nous restâmes silencieux. Puis Ulna, à mi-voix, entonna le chant des Conquérants de l’Espace. Quand elle arriva au couplet sur « ceux que la mort a pris sur les mondes inconnus », elle eut un bref sanglot, mais continua. D’une voix basse et très pure, Beichit chanta à son tour un chant antique de sa planète, lent et obscur comme une incantation. Puis ils me demandèrent un chant de la Terre, et je ne pus trouver rien de mieux que l’air farouche des corsaires de Jean Bart:
Ce sont hommes de grand courage
Ceux qui partiront avec nous …
Certes, pensais-je. Qu’étaient les courses de navigateurs d’autrefois à côté de cette fantastique entreprise: rallumer un soleil !
Séfer, resté muet jusque-là, dit alors:
« Quoi qu’il arrive, amis, les planètes humaines pourront être fières de nous. Si nous échouons, d’autres, plus tard, réussiront. Mais nous aurons été les premiers.
— Oui, rétorqua Souilik. Mais prenons garde de ne point nous comporter comme Ossinsi !
— Qui était Ossinsi ?
— Le plus fameux des guerriers d’Ella-Ven, il y a de cela quelques millénaires. Sa chanson nous est parvenue. À toi, Essine ! »
À deux, ils chantèrent les exploits d’Ossinsi. C’était un si fameux guerrier qu’il ne put jamais tuer personne, l’ennemi fuyant au seul bruit de son nom. Puis un jour il rencontra un vieil ermite qui n’avait point entendu parler de lui, et dont il troubla les dévotions. Loin de fuir, ledit ermite l’invectiva violemment. Et Ossinsi, médusé d’avoir devant lui quelqu’un qui osât le braver, s’enfuit si vite qu’il court encore.
Sur cette note ironique, nous allâmes dormir.
Nous partîmes à l’aube. Essine, Beichit et Ulna nous accompagnèrent à l’embarcadère. Nous fîmes nos derniers adieux, puis la porte de métal se referma sur nous.
La première partie du voyage fut sans histoire. Le passage dans l’ahun s’accompagna simplement d’un balancement plus fort que d’habitude, dû à la grande taille du ksill. Nous émergeâmes dans la galaxie maudite, mais Souilik ne put me dire si nous étions loin ou près de cette planète Siphan où j’avais passé un mois si angoissant. Nous rasâmes une planète d’assez près pour voir qu’elle était peuplée de Misliks. Le système solaire que nous allions détruire nous sembla comporter une douzaine de planètes, mais bien entendu ce chiffre n’est qu’une évaluation. Puis nous piquâmes vers le soleil mort.
J’étais avec Béranthon, Akéion, Séfer et Souilik dans le poste de direction, le seall. En plus des instruments habituels, que j’avais appris à utiliser, sinon à comprendre, se plaçaient une quantité de nouveaux cadrans, contrôlant l’appareillage spécial.
« Nous n’atteindrons pas le soleil mort avant quelques basikes, dit Souilik. Il serait peut-être utile que Béranthon te montre exactement ce que tu auras à faire ».
Je suivis le physicien. Le « Sswinss » comportait un équipage de cinquante hommes seulement, vingt-cinq Hiss et vingt-cinq Sinzus. La plus grande partie du ksill était occupée par une immense pièce circulaire, dont le plancher était divisé en deux parties: sur un cercle central se dressait une machine laide et trapue, haute d’environ trois mètres, large de trente, ovale. Elle était inachevée, et à côté d’elle, posées sur le plancher de métal, se trouvaient les pièces qui devaient la compléter. Parmi elles, je pus voir celle que je devais manipuler. Tout autour de ce cercle central, sur la couronne, se plaçaient les générateurs de champ antigravitique, dans le rayonnement desquels nous devions travailler.
« Dès que nous serons posés, dit Béranthon, le cercle central qui porte le kilsim se détachera. Bien avant, nous aurons mis en action les champs antigravitiques. Mais pour contrebalancer le champ du soleil mort, ils consommeront tant d’énergie que nous ne pourrons les maintenir qu’une demi-basike en tout, à partir du moment où nous nous serons posés. Il faudra faire vite. Sitôt le kilsim prêt, nous repartirons, passerons dans l’ahun assez loin du soleil, puis ressortirons dans l’Espace pour observer le résultat. Viens ici répéter ton geste: il est simple. Tu ramasses la pièce, tu l’introduis dans cet orifice en tournant de 90 degrés, tu pousses et tu tournes de nouveau de 90 degrés en sens inverse. C’est tout. Mais, quand je te donnerai le signal, ne tarde pas une seconde, surtout ! Il y va de notre vie à tous. Essaie maintenant. Le kilsim n’est pas amorcé, il n’y a aucun risque ».
Nous étions dans l’Espace, loin de tout champ de gravitation intense. Ce fut très facile. Je répétai le mouvement jusqu’à ce que je puisse le faire les yeux fermés.
« Tout à l’heure la pièce pèsera davantage. Tu essayeras une autre fois avant que nous achevions de monter le kilsim.
— Non. Cela suffit. Je préfère ne pas me fatiguer », répondis-je.
Nous revînmes dans le seall. Nous avions dépassé la zone des grosses planètes et nous voguions vers les planètes intérieures. Quand la dernière fut loin derrière nous, Souilik déclencha les champs antigravitiques internes et lança le signal d’alerte. Nous revêtîmes nos scaphandres mais restâmes encore dans le seall. Puis Béranthon et Souilik commencèrent une série de délicates manœuvres: on ne se pose pas à la surface d’un soleil mort comme sur une planète, si grosse soit-elle ! Pendant un moment la consommation d’énergie dépassa la norme prévue, et ils parurent soucieux. Puis elle redevint normale.
Cependant, quand nous ne fûmes plus qu’à une dizaine de milliers de kilomètres de notre but, la consommation augmenta de nouveau, et il fallut faire rapidement un choix: continuer, en limitant notre séjour à un tiers de basike au lieu d’une demi-basike, ou tourner bride. La décision, prise à l’unanimité de l’état-major et de l’équipage, fut de continuer. Béranthon décida simplement de commencer tout de suite le montage du kilsim, en conservant la stricte marge de sécurité indispensable.
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