Robert Heinlein - Sixième colonne

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Les États-Unis viennent de tomber sous les attaques des forces Panasiates. La population qui n’a pas été massacrée se voit réduite en esclavage par les forces du Céleste Empereur. Le monde occidental semble perdu. Pourtant, quelques scientifiques survivants, réfugiés dans une Citadelle inconnue des envahisseurs, s’efforcent d’organiser la résistance. A leur tête, Whitey Ardmore, un ancien publicitaire. Grâce à une extraordinaire découverte et à une rare maîtrise de la « guerre psychologique », ce dernier va tenter de renverser l’ennemi et de redonner au pays sa liberté.
Premier roman de science-fiction publié par Robert Heinlein, Sixième colonne contient en germe l’œuvre à venir : celle d’un auteur en prise avec son quotidien, fort d’une conscience politique mise au service d’une histoire menée tambour battant.

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De son côté, le service du personnel inondait lui aussi le bureau d’Ardmore d’autres rapports : classification des recrues par tempérament et par aptitudes, demandes d’autorisations, de personnel supplémentaire : “Le service du recrutement aurait-il l’amabilité de trouver quelqu’un pour tel ou tel emploi ?” Cette question du personnel était un vrai casse-tête. Combien d’hommes étaient-ils capables de garder un secret ? Le personnel comprenait trois grandes divisions : tout d’abord, les recrues inférieures, secrétaires et employés de bureau, en majeure partie des femmes, qui n’avaient absolument aucun contact avec l’extérieur. Ensuite, les employés locaux des temples, qui étaient en contact avec le public, mais ne savaient que ce qu’ils avaient absolument besoin de savoir, ignorant toujours qu’ils servaient dans l’armée. Enfin, les “prêtres” eux-mêmes, qu’il était indispensable de mettre au courant de tout.

On faisait prêter serment et jurer le secret à ces derniers, qui intégraient ainsi l’armée américaine, et on leur expliquait la vraie signification de toute l’organisation. Cela dit, les “prêtres” eux-mêmes ne se voyaient pas confier le secret des principes scientifiques qui étaient à l’origine des miracles qu’ils accomplissaient. Ils avaient reçu un entraînement extrêmement minutieux à l’usage du matériel qui leur était confié, afin qu’ils puissent manipuler leurs crosses mortelles sans commettre d’erreur, mais, si l’on exceptait les rares sorties des sept membres fondateurs de l’organisation, aucune personne ayant connaissance de l’effet Ledbetter et de ses dérivés n’était autorisée à s’absenter de la Citadelle.

Les candidats à la prêtrise convergeaient, sous le couvert de pèlerinages, de tous les temples vers le Temple suprême situé près de Denver. Là, ils séjournaient dans le monastère souterrain installé entre le temple et la Citadelle, et étaient soumis à tous les tests de comportement possibles et imaginables. Ceux qui ne remplissaient pas les conditions requises étaient renvoyés dans leurs temples locaux, pour y servir en qualité de frères lais, sans rien savoir de plus qu’à leur arrivée.

Ceux qui passaient victorieusement les tests destinés à les mettre en colère, à les rendre loquaces, à éprouver leur loyauté ou à briser leurs nerfs, étaient ensuite interrogés par Ardmore dans son accoutrement de grand prêtre de Mota, Seigneur universel. Le major renvoyait plus de la moitié des candidats, sans autre raison qu’un vague instinct lui disant que tel ou tel homme ne convenait pas.

En dépit de toutes ces précautions, Ardmore n’enrôlait jamais un nouvel officier pour l’envoyer prêcher sans éprouver un profond malaise à l’idée que cet homme constituait peut-être justement le maillon faible qui ruinerait toute l’entreprise.

Toute cette tension finissait par user les nerfs d’Ardmore. C’était trop de responsabilités pour un seul homme, trop de détails à régler, trop de décisions à prendre. Il lui était de plus en plus difficile de se concentrer sur son travail immédiat, et de trancher sur les questions les plus simples. Et, à mesure que son assurance diminuait, il devenait de plus en plus irritable. Son humeur finissait par gagner ses proches collaborateurs et tendait à contaminer toute l’organisation.

Il fallait y remédier d’urgence.

Ardmore était suffisamment honnête envers lui-même pour reconnaître sa propre faiblesse, même s’il n’arrivait pas à en deviner les causes exactes. Il appela Thomas dans son bureau et lui fit part de son tourment, lui demandant en conclusion :

— Selon vous, que dois-je faire, Jeff ? La tâche excède-t-elle mes possibilités ? Devrais-je passer le commandement à quelqu’un d’autre ?

Thomas secoua lentement la tête :

— Non, je ne le pense pas, chef. Personne ne pourrait travailler plus que vous ne le faites. Il n’y a que vingt-quatre heures dans une journée. Sans compter que celui qui vous remplacerait aurait à faire face aux mêmes problèmes, sans avoir votre connaissance approfondie de la situation et les ressources de votre imagination pour saisir l’essence de ce que nous tentons d’accomplir.

— Il faut pourtant que je fasse quelque chose. Nous sommes sur le point d’aborder la seconde phase du plan, au cours de laquelle nous chercherons à démoraliser systématiquement les Panasiates. Lorsque nous atteindrons le point critique, il faudra que la congrégation de chaque temple soit prête à agir en tant qu’unité tactique. Cela signifie qu’au lieu de voir mon travail diminuer, je vais en avoir encore davantage, et je ne suis pas en état d’y faire face. Sapristi, Thomas, pourquoi personne n’a-t-il jamais eu l’idée de concevoir une science de l’organisation structurelle, qui permettrait de mener une grande entreprise à bien, sans que l’homme qui la dirige y perde la raison ! Au cours des deux derniers siècles, ces satanés savants n’ont cessé d’utiliser leurs laboratoires pour inventer des quantités de machins qui nécessitent une grande structure pour être utilisés… Mais jamais personne ne s’est inquiété de la façon dont pouvaient fonctionner ces grandes structures !

Ardmore frotta une allumette d’un geste rageur.

— Ce n’est pas rationnel !

— Attendez, chef, attendez !

Le front de Thomas se plissa sous l’effort qu’il faisait pour se remémorer quelque chose :

— Cela a peut-être été fait… Je me souviens vaguement d’un article que j’avais lu… Un article où l’on disait que Napoléon avait été le dernier des généraux…

— Hein ?

— Attendez, il y a un rapport. Selon l’auteur, Napoléon avait été le dernier des grands généraux à opérer un commandement direct, parce que cela devenait trop lourd pour un seul homme. Quelques années plus tard, les Allemands inventèrent le principe de l’état-major moderne et d’après le type de l’article, ce fut la fin des généraux en tant que tels. Il estimait que Napoléon n’aurait pas eu la moindre chance face à une armée commandée par un état-major général. C’est sans doute un état-major qu’il vous faut.

— Mais, bon sang, j’en ai un ! Une douzaine de secrétaires et deux fois autant de messagers, de clercs… À chaque pas, je trébuche sur l’un d’entre eux !

— Je ne pense pas que ce soit à un état-major de ce genre que l’auteur faisait allusion, car Napoléon devait certainement en avoir un.

— Mais alors, de quoi voulait-il parler ?

— Je ne sais pas exactement, mais apparemment c’était une notion de base dans l’organisation militaire moderne. Vous n’avez pas fait l’école supérieure de guerre ?

— Vous savez très bien que non.

C’était exact. Presque dès le début de leur association, Thomas avait deviné qu’Ardmore était un profane, improvisant au fur et à mesure des besoins. Ardmore n’ignorait pas que Thomas savait, mais aucun des deux hommes n’en avait soufflé mot.

— Eh bien, dit Jeff, peut-être qu’un diplômé de l’école supérieure de guerre pourrait nous donner des indications utiles concernant l’organisation structurelle.

— C’est mal parti. Ces hommes-là sont morts au combat ou bien ont été liquidés après la défaite. S’il y en a qui ont survécu, ils font profil bas et cherchent par tous les moyens à dissimuler leur identité, ce qu’on aurait du mal à leur reprocher.

— En effet. Eh bien, n’en parlons plus… Mon idée ne devait pas être si bonne, après tout.

— Ne vous hâtez pas de conclure. C’était une bonne idée. Écoutez, l’armée n’est pas la seule grande organisation existante. Prenez des grands groupes comme la Standard Oil, l’US Steel ou la General Motors. Ils doivent fonctionner d’après les mêmes principes.

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