K. est complètement absorbé par la situation du procès qui lui a été imposée; il n'a pas le moindre temps de penser à rien d'autre. Et pourtant, même dans cette situation sans issue il y a des fenêtres qui, subitement, pour un court moment, s'ouvrent. Il ne peut se sauver par ces fenêtres; elles s'entrouvrent et se referment aussitôt; mais il peut au moins voir, l'espace d'un éclair, la poésie du monde qui est dehors, la poésie qui, en dépit de tout, existe comme une possibilité toujours présente et qui envoie dans sa vie d'homme traqué un petit reflet argenté.
Ces courtes ouvertures, ce sont par exemple les regards de K.: il arrive dans la rue du faubourg où on l'a convoqué pour son premier interrogatoire. Un moment avant, il a encore couru pour arriver à temps. Maintenant il s'arrête. Il est debout dans la rue et, oubliant pour quelques secondes le procès, il regarde autour de lui: "Il y avait du monde à presque toutes les fenêtres, des hommes en bras de chemise y étaient accoudés et fumaient, ou bien tenaient de petits enfants contre les appuis de fenêtres, avec prudence et tendresse. À d'autres fenêtres s'élevaient des piles de draps, de couvertures et d'édredons au-dessus desquelles passait parfois la tête d'une femme échevelée". Puis, il entra dans la cour. "Non loin de lui, assis sur une caisse, un homme pieds nus lisait un journal. Deux garçons se balançaient aux deux bouts d'une charrette à bras. Devant une pompe une jeune fille frêle en camisole de nuit se tenait et regardait K. pendant que sa cruche s'emplissait d'eau".
Ces phrases me font penser aux descriptions de Flaubert: concision; plénitude visuelle; sens des détails dont aucun n'est cliché. Cette force de la description fait sentir à quel point K. est assoiffé de réel, avec quelle avidité il boit le monde qui, un moment avant, était éclipsé par les soucis du procès. Hélas, la pause est courte, l'instant suivant, K. n'aura plus d'yeux pour la jeune fille frêle en camisole de nuit dont la cruche se remplissait d'eau: le torrent du procès le reprendra.
Les quelques situations érotiques du roman sont aussi comme des fenêtres fugitivement entrouvertes; très fugitivement: K. ne rencontre que les femmes liées d'une manière ou d'une autre à son procès: Mlle Burstner, par exemple, sa voisine, dans la chambre de laquelle l'arrestation a eu lieu; K. lui raconte, troublé, ce qui s'est passé et il réussit, à la fin, près de la porte, à l'embrasser: "Il l'attrapa et la baisa sur la bouche, puis sur le visage, comme un animal assoiffé qui se jette à coups de langue sur la source qu'il a fini par découvrir". Je souligne le mot "assoiffé", significatif pour l'homme qui a perdu sa vie normale et qui ne peut communiquer avec elle que furtivement, par une fenêtre.
Pendant le premier interrogatoire, K. se met à tenir un discours, mais bientôt il est dérangé par un curieux événement: dans la salle il y a la femme de l'huissier, et un étudiant laid, maigrichon, réussit à la mettre par terre et à lui faire l'amour au milieu de l'assistance. Avec cette incroyable rencontre d'événements incompatibles (la sublime poésie kafkaïenne, grotesque et invraisemblable!), voilà une nouvelle fenêtre qui s'ouvre sur le paysage loin du procès, sur la joyeuse vulgarité, la joyeuse liberté vulgaire, qu'on a confisquée à K.
Cette poésie kafkaïenne m'évoque, par opposition, un autre roman qui lui aussi est l'histoire d'une arrestation et d'un procès: 1984 d'Orwell, le livre qui servit pendant des décennies de référence constante aux professionnels de l'antitotalitarisme. Dans ce roman qui veut être le portrait horrifiant d'une imaginaire société totalitaire, il n'y a pas de fenêtres; là, on n'entrevoit pas la jeune fille frêle avec une cruche se remplissant d'eau; ce roman est imperméablement fermé à la poésie; roman? une pensée politique déguisée en roman; la pensée, certes lucide et juste mais déformée par son déguisement romanesque qui la rend inexacte et approximative. Si la forme romanesque obscurcit la pensée d'Orwell, lui donne-t-elle quelque chose en retour? Éclaire-t-elle le mystère des situations humaines auxquelles n'ont accès ni la sociologie ni la politologie? Non: les situations et les personnages y sont d'une platitude d'affiche. Est-elle donc justifiée au moins en tant que vulgarisation de bonnes idées? Non plus. Car les idées mises en roman n'agissent plus comme idées mais précisément comme roman, et dans le cas de 1984 elles agissent en tant que mauvais roman avec toute l'influence néfaste qu'un mauvais roman peut exercer.
L'influence néfaste du roman d'Orwell réside dans l'implacable réduction d'une réalité à son aspect purement politique et dans la réduction de ce même aspect à ce qu'il a d'exemplairement négatif. Je refuse de pardonner cette réduction sous prétexte qu'elle était utile comme propagande dans la lutte contre le mal totalitaire. Car ce mal, c'est précisément la réduction de la vie à la politique et de la politique à la propagande. Ainsi le roman d'Orwell, malgré ses intentions, fait lui-même partie de l'esprit totalitaire, de l'esprit de propagande. Il réduit (et apprend à réduire) la vie d'une société haïe en la simple énumération de ses crimes.
Quand je parle, un an ou deux après la fin du communisme, avec les Tchèques, j'entends dans le discours de tout un chacun cette tournure devenue rituelle, ce préambule obligatoire de tous leurs souvenirs, de toutes leurs réflexions: "après ces quarante ans d'horreur communiste", ou: "les horribles quarante ans", et surtout: "les quarante ans perdus". Je regarde mes interlocuteurs: ils n'ont été ni forcés à l'émigration, ni emprisonnés, ni chassés de leur emploi, ni même mal vus; tous, ils ont vécu leur vie dans leur pays, dans leur appartement, dans leur travail, ont eu leurs vacances, leurs amitiés, leurs amours; par l'expression "quarante horribles années", ils réduisent leur vie à son seul aspect politique. Mais même l'histoire politique des quarante ans passés, l'ont-ils vraiment vécue comme un seul bloc indifférencié d'horreurs? Ont-ils oublié les années où ils regardaient les films de Forman, lisaient les livres de Hrabal, fréquentaient les petits théâtres non conformistes, racontaient des centaines de blagues et, dans la gaieté, se moquaient du pouvoir? S'ils parlent, tous, de quarante années horribles, c'est qu'ils ont orwellisé le souvenir de leur propre vie qui, ainsi, a posteriori, dans leur mémoire et dans leur tête, est devenue dévalorisée ou même carrément annulée (quarante ans perdus).
K., même dans la situation de l'extrême privation de liberté, est capable de voir une jeune fille frêle dont la cruche lentement se remplit. J'ai dit que ces moments sont comme des fenêtres qui fugitivement s'ouvrent sur un paysage situé loin du procès de K. Sur quel paysage? Je développerai la métaphore: les fenêtres ouvertes dans le roman de Kafka donnent sur le paysage de Tolstoï; sur le monde où des personnages, même dans les moments les plus cruels, gardent une liberté de décision qui donne à la vie cette heureuse incalculabilité qui est la source de la poésie. Le monde extrêmement poétique de Tolstoï est à l'opposé du monde de Kafka. Mais pourtant grâce à la fenêtre entrouverte, tel un souffle de nostalgie, telle une brise à peine sensible, il entre dans l'histoire de K. et y reste présent.
TRIBUNAL ET PROCÈS
Les philosophes de l'existence aimaient insuffler une signification philosophique aux mots du langage quotidien. Il m'est difficile de prononcer les mots angoisse ou bavardage sans penser au sens que leur a donné Heidegger. Les romanciers, sur ce point, ont précédé les philosophes. En examinant les situations de leurs personnages, ils élaborent leur propre vocabulaire avec, souvent, des mots-clés qui ont le caractère d'un concept et dépassent la signification définie par les dictionnaires. Ainsi Crébillon fils emploie le mot moment comme mot-concept du jeu libertin (l'occasion momentanée où une femme peut être séduite) et le lègue à son époque et à d'autres écrivains. Ainsi Dostoïevski parle d'humiliation, Stendhal de vanité. Kafka grâce au Procès nous lègue au moins deux mots-concepts devenus indispensables pour la compréhension du monde moderne: tribunal et procès. Il nous les lègue : cela veut dire, il les met à notre disposition, pour que nous les utilisions, les pensions et repensions en fonction de nos expériences propres.
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