La lecture courante de cette scène: "André, blessé, voit son rival avec une jambe amputée; ce spectacle le remplit d'une immense pitié pour lui et pour l'homme en général". Mais Tolstoï savait que ces révélations subites ne sont pas dues à des causes si évidentes et si logiques. Ce fut une curieuse image fugitive (le souvenir de sa petite enfance quand on le déshabillait de la même façon que l'infirmier) qui déclencha tout, sa nouvelle métamorphose, sa nouvelle vision des choses. Quelques secondes après, ce miraculeux détail fut certainement oublié par André lui-même ainsi qu'il est probablement immédiatement oublié par la plupart des lecteurs qui lisent des romans aussi inattentivement et mal qu'ils "lisent" leur propre vie.
Et encore un grand changement, cette fois-ci celui de Pierre Bézoukhov qui prend la décision de tuer Napoléon, décision précédée par cet épisode: Il apprend de ses amis francs-maçons que, dans le treizième chapitre de l'Apocalypse, Napoléon est identifié comme Antéchrist: "Que celui qui a de l'intelligence compte le nombre de la Bête; car c'est un nombre d'hommes et ce nombre est 666..." Si on traduit l'alphabet français en chiffres, les mots l'empereur Napoléon donnent le nombre 666. "Cette prophétie avait beaucoup frappé Pierre. Il se demandait bien souvent qui mettrait un terme à la puissance de la Bête, autrement dit de Napoléon; au moyen de la même numération il s'ingéniait à trouver une réponse à la question. Il essaya d'abord la combinaison: l'empereur Alexandre, puis: la nation russe. Mais le total était supérieur ou inférieur à 666. Il eut un jour l'idée d'inscrire son nom: comte Pierre Bésouhoff, mais n'arriva pas au chiffre voulu. Il mit un z à la place de l's, ajouta la particule de, l'article le, toujours sans résultat satisfaisant. Alors il lui vint à l'esprit que si la réponse à la question se trouvait vraiment dans son nom, il fallait y joindre sa nationalité. Il écrivit alors: le Russe Bésuhof. L'addition de ces chiffres donna 671, soit 5 de trop. 5 représentait un e, la même lettre qui était élidée dans l'article devant empereur. La suppression, d'ailleurs incorrecte, de ce e devant son nom lui fournit la réponse tant cherchée: l'Russe Bésuhof - 666. Cette découverte le bouleversa".
La façon méticuleuse dont Tolstoï décrit tous les changements orthographiques qu'effectue Pierre avec son nom pour arriver au nombre 666 est irrésistiblement comique: l'Russe, c'est un merveilleux gag orthographique. Les décisions graves et courageuses d'un homme indubitablement intelligent et sympathique peuvent-elles être enracinées dans une sottise?
Et qu'avez-vous pensé de l'homme? Qu'avez-vous pensé de vous-même?
CHANGEMENT D'OPINION EN TANT QU'AJUSTEMENT À L'ESPRIT DU TEMPS
Un jour une femme m'annonce, le visage rayonnant: "Alors, il n'y a plus de Leningrad! On revient au bon Saint-Pétersbourg!" Cela ne m'a jamais enthousiasmé, les villes et les rues rebaptisées. Je suis sur le point de le lui dire, mais au dernier moment je me ressaisis: dans son regard ébloui par la fascinante marche de l'Histoire, je devine d'avance un désaccord et je n'ai pas envie de me disputer, d'autant plus qu'au même moment je me rappelle un épisode qu'elle avait certainement oublié. Cette même femme nous avait rendu visite une fois, à ma femme et à moi, à Prague, après l'invasion russe, en 1970 ou 1971, quand nous nous trouvions dans la pénible situation de proscrits. De sa part, c'était une preuve de solidarité que nous voulions lui payer de retour en tâchant de l'amuser. Ma femme lui raconta l'histoire drôle (d'ailleurs curieusement prophétique) d'un richard américain installé dans un hôtel moscovite. On lui demande: "Êtes-vous déjà allé voir Lénine au mausolée?" Et lui de répondre: "Je me le suis fait apporter pour dix dollars à l'hôtel". Le visage de notre invitée s'était crispé. Étant de gauche (elle l'est toujours) elle voyait dans l'invasion russe de la Tchécoslovaquie la trahison des idéaux qui lui étaient chers et trouvait inacceptable que les victimes avec lesquelles elle voulait sympathiser se moquent de ces mêmes idéaux trahis. "Je ne trouve pas ça drôle", dit-elle froidement, et seul notre statut de persécutés nous a préservés d'une rupture.
Je pourrais raconter un tas d'histoires de ce genre. Ces changements d'opinion ne concernent pas seulement la politique, mais aussi les mœurs en général, le féminisme d'abord ascendant puis descendant, l'admiration suivie du mépris pour le "nouveau roman", le puritanisme révolutionnaire relayé par la pornographie libertaire, l'idée de l'Europe dénigrée comme réactionnaire et néocolonialiste par ceux qui l'ont ensuite déployée tel un drapeau du Progrès, etc. Et je me demande: se rappellent-ils ou non leurs attitudes passées? Gardent-ils dans leur mémoire l'histoire de leurs changements? Non que cela m'indigne de voir des gens changer d'opinion. Bézoukhov, ancien admirateur de Napoléon, est devenu son assassin virtuel, et il m'est sympathique dans un cas comme dans l'autre. Une femme qui a vénéré Lénine en 1971 n'a-t-elle pas le droit de se réjouir en 1991 que Leningrad ne soit plus Leningrad? Elle l'a, bien sûr. Toutefois, son changement diffère de celui de Bézoukhov.
C'est précisément quand leur monde intérieur se transforme que Bézoukhov ou Bolkonsky se confirment en tant qu'individus; qu'ils surprennent; qu'ils se rendent différents; que leur liberté s'enflamme, et, avec elle, l'identité de leur moi; ce sont des moments de poésie: ils les vivent avec une telle intensité que le monde entier accourt à leur rencontre avec un cortège enivré de détails merveilleux. Chez Tolstoï, l'homme est d'autant plus lui-même, il est d'autant plus individu qu'il a la force, la fantaisie, l'intelligence de se transformer.
En revanche, ceux que je vois changer d'attitude envers Lénine, l'Europe, etc., se dévoilent dans leur non-individualité. Ce changement n'est ni leur création, ni leur invention, ni caprice, ni surprise, ni réflexion, ni folie; il est sans poésie; il n'est qu'un ajustement très prosaïque à l'esprit changeant de l'Histoire. C'est pourquoi ils ne s'en aperçoivent même pas; en fin de compte, ils restent toujours les mêmes: toujours dans le vrai, pensant toujours ce que, dans leur milieu, il faut penser; ils changent non pas pour s'approcher de quelque essence de leur moi mais pour se confondre avec les autres; le changement leur permet de rester inchangés.
Je peux m'exprimer autrement: ils changent d'idées en fonction de l'invisible tribunal qui, lui aussi, est en train de changer d'idées; leur changement n'est donc qu'un pari engagé sur ce que le tribunal va proclamer demain comme vérité. Je pense à ma jeunesse vécue en Tchécoslovaquie. Sortis du premier enchantement communiste, nous avons ressenti chaque petit pas contre la doctrine officielle comme un acte de courage. Nous protestions contre la persécution des croyants, défendions l'art moderne proscrit, contestions la bêtise de la propagande, critiquions notre dépendance de la Russie, etc. Ce faisant, nous risquions quelque chose, pas grand-chose, mais quelque chose pourtant et ce (petit) danger nous donnait une agréable satisfaction morale. Un jour une affreuse idée m'est venue: et si ces révoltes étaient dictées non pas par une liberté intérieure, par un courage, mais par l'envie de plaire à l'autre tribunal qui, dans l'ombre, préparait déjà ses assises?
DES FENÊTRES
On ne peut pas aller plus loin que Kafka dans Le Procès, il a créé l'image extrêmement poétique du monde extrêmement a-poétique. Par "le monde extrêmement a-poétique" je veux dire: le monde où il n'y a plus de place pour une liberté individuelle, pour l'originalité d'un individu, où l'homme n'est qu'un instrument des forces extra-humaines: de la bureaucratie, de la technique, de l'Histoire. Par "l'image extrêmement poétique" je veux dire: sans changer son essence et son caractère a-poétiques, Kafka a transformé, remodelé ce monde par son immense fantaisie de poète.
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