
Pourtant, il n'est pas vrai que Bach soit moins mélodique que Mozart; seulement, sa mélodie est différente. L'Art de la fugue : le thème fameux est ce noyau à partir duquel (comme l'a dit Schönberg) le tout est créé; mais là n'est pas le trésor mélodique de L'Art de la fugue, il est dans toutes ces mélodies qui s'élèvent de ce thème, et font son contrepoint. J'aime beaucoup l'orchestration et l'interprétation de Hermann Scherchen; par exemple, la quatrième fugue simple, il la fait jouer deux fois plus lentement qu'il n'est coutume (Bach n'a pas prescrit les tempi); d'emblée, dans cette lenteur, toute l'insoupçonnée beauté mélodique se dévoile. Cette remélodisation de Bach n'a rien à voir avec une romantisation (pas de rubato, pas d'accords ajoutés, chez Scherchen); ce que j'entends, c'est la mélodie authentique de la première mi-temps, insaisissable, immémorisable, irréductible à une courte formule, une mélodie (un enchevêtrement de mélodies) qui m'ensorcelle par son ineffable sérénité. Impossible de l'entendre sans grande émotion. Mais c'est une émotion essentiellement différente de celle éveillée par un nocturne de Chopin.
Comme si, derrière l'art de la mélodie, deux intentionnalités possibles, opposées l'une à l'autre, se cachaient: comme si une fugue de Bach, en nous faisant contempler une beauté extrasubjective de l'être, voulait nous faire oublier nos états d'âme, nos passions et chagrins, nous-mêmes; et, au contraire, comme si la mélodie romantique voulait nous faire plonger dans nous-mêmes, nous faire ressentir notre moi avec une terrible intensité et nous faire oublier tout ce qui se trouve en dehors.
LES GRANDES ŒUVRES DU MODERNISME EN TANT QUE RÉHABILITATION DE LA PREMIÈRE MI-TEMPS
Les plus grands romanciers de la période post-proustienne, je pense notamment à Kafka, à Musil, à Broch, à Gombrowicz ou, de ma génération, à Fuentes, ont été extrêmement sensibles à l'esthétique du roman, quasiment oubliée, qui a précédé le XIX esiècle: ils ont intégré la réflexion essayistique à l'art du roman; ils ont rendu plus libre la composition; reconquis le droit à la digression; insufflé au roman l'esprit du non-sérieux et du jeu; renoncé aux dogmes du réalisme psychologique en créant des personnages sans prétendre concurrencer (à la manière de Balzac) l'état civil; et surtout: ils se sont opposés à l'obligation de suggérer au lecteur l'illusion du réel: obligation qui a souverainement gouverné toute la deuxième mi-temps du roman.
Le sens de cette réhabilitation des principes du roman de la première mi-temps n'est pas un retour à tel ou tel style rétro; pas plus qu'un refus naïf du roman du XIX esiècle; le sens de cette réhabilitation est plus général: redéfinir et élargir la notion même du roman; s'opposer à sa réduction effectuée par l'esthétique romanesque du XIX esiècle; lui donner pour base toute l'expérience historique du roman.
Je ne veux pas faire un parallèle facile entre le roman et la musique, les problèmes structurels de ces deux arts étant incomparables; pourtant les situations historiques se ressemblent: comme les grands romanciers, les grands compositeurs modernes (cela concerne Stravinski aussi bien que Schönberg) ont voulu embrasser tous les siècles de la musique, re-penser, recomposer l'échelle de valeurs de toute son histoire; pour cela, il leur a fallu faire sortir la musique de l'ornière de la deuxième mi-temps (remarquons à cette occasion: le terme néoclassicisme plaqué couramment sur Stravinski est fourvoyant car les plus décisives de ses excursions en arrière vont vers les époques d'avant le classicisme); d'où leur réticence: aux techniques compositionnelles nées avec la sonate; à la prééminence de la mélodie; à la démagogie sonore de l'orchestration symphonique; mais surtout: leur refus de voir la raison d'être de la musique exclusivement dans la confession de la vie émotionnelle, attitude devenue au XIX esiècle aussi impérative que, pour l'art du roman à la même époque, l'obligation de la vraisemblance.
Si cette tendance à re-lire et à ré-évaluer toute l'histoire de la musique est commune à tous les grands modernistes (si elle est, selon moi, le signe qui distingue le grand art moderniste du cabotinage moderniste), c'est toutefois Stravinski qui l'exprime plus clairement que quiconque (et, dirais-je, de façon hyperbolique). C'est d'ailleurs là que se concentrent les attaques de ses détracteurs: dans son effort pour s'enraciner dans toute l'histoire de la musique ils voient éclectisme; manque d'originalité; perte d'invention. Son "incroyable diversité de procédés stylistiques... ressemble à une absence de style", dit Ansermet. Et Adorno, sarcastiquement: la musique de Stravinski ne s'inspire que de la musique, c'est une "musique faite d'après la musique".
Jugements injustes: car si Stravinski, comme aucun compositeur ni avant ni après lui, s'est penché sur toute l'étendue de l'histoire de la musique en y puisant l'inspiration, cela n'enlève rien à l'originalité de son art. Et je ne veux pas seulement dire que derrière les changements de son style on apercevra toujours les mêmes traits personnels. Je veux dire que c'est précisément son vagabondage à travers l'histoire de la musique, donc son "éclectisme" conscient, intentionnel, gigantesque et sans pareil, qui est sa totale et incomparable originalité.
LE TROISIÈME TEMPS
Mais que signifie, chez Stravinski, cette volonté d'embrasser le temps entier de la musique? Quel en est le sens?
Jeune homme, je n'hésitais pas à répondre: Stravinski était pour moi l'un de ceux qui ont ouvert les portes vers des lointains que je croyais sans fin. Je pensais que, pour ce voyage infini qu'est l'art moderne, il avait voulu convoquer et mobiliser toutes les forces, tous les moyens dont l'histoire de la musique dispose.
Voyage infini qu'est l'art moderne? Entre-temps, j'ai perdu ce sentiment. Le voyage fut court. C'est pourquoi, dans ma métaphore des deux mi-temps pendant lesquelles s'est déroulée l'histoire de la musique, j'ai imaginé la musique moderne comme un simple postlude, un épilogue de l'histoire de la musique, une fête à la fin de l'aventure, un embrasement du ciel à la fin du jour.
Maintenant, j'hésite: même s'il est vrai que le temps de la musique moderne a été si court, même s'il n'a appartenu qu'à une ou deux générations, donc si vraiment il n'a été qu'un épilogue, en raison de son immense beauté, de son importance artistique, de son esthétique entièrement nouvelle, de sa sagesse synthétisante, ne mérite-t-il pas d'être considéré comme une époque à part entière, comme un troisième temps ? Ne devrais-je pas corriger ma métaphore sur l'histoire de la musique et celle du roman?
Ne devrais-je pas dire qu'elles se sont déroulées en trois temps?
Si. Et je corrigerai ma métaphore d'autant plus volontiers que je suis passionnément attaché à ce troisième temps en forme d'"embrasement du ciel à la fin du jour", attaché à ce temps dont je crois faire moi-même partie, même si je fais partie de quelque chose qui n'est déjà plus.
Mais revenons à ma question: que signifie la volonté de Stravinski d'embrasser le temps entier de la musique? Quel en est le sens?
Une image me poursuit: selon une croyance populaire, dans la seconde de l'agonie celui qui va mourir voit se dérouler devant ses yeux toute sa vie passée. Dans l'œuvre de Stravinski, la musique européenne s'est souvenue de sa vie millénaire; cela a été son dernier rêve avant de partir pour un sommeil éternel sans rêves.
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