Tout le troisième chapitre est un tourbillon de l'inattendu: sur un espace relativement serré se succèdent: la première rencontre de K. et de Frieda dans l'auberge; le dialogue extraordinairement réaliste de la séduction déguisée à cause de la présence de la troisième personne (Olga); le motif d'un trou dans la porte (motif banal mais qui sort de la vraisemblance empirique) par où K. voit Klamm dormir derrière le bureau; la foule de domestiques qui dansent avec Olga; la surprenante cruauté de Frieda qui les chasse avec un fouet et la surprenante peur avec laquelle ils obéissent; l'aubergiste qui arrive tandis que K. se cache en s'allongeant sous le comptoir; l'arrivée de Frieda qui découvre K. à même le sol et nie sa présence à l'aubergiste (tout en caressant amoureusement, de son pied, la poitrine de K).; l'acte d'amour interrompu par l'appel de Klamm qui, derrière la porte, s'est réveillé; le geste étonnamment courageux de Frieda criant à Klamm "je suis avec l'arpenteur!"; et puis, le comble (là, on sort complètement de la vraisemblance empirique): au-dessus d'eux, sur le comptoir, les deux aides sont assis; ils les ont observés pendant tout ce temps.
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Les deux aides du château sont probablement la plus grande trouvaille poétique de Kafka, la merveille de sa fantaisie; non seulement leur existence est infiniment étonnante, elle est, en plus, bourrée de significations: ce sont de pauvres maîtres chanteurs, des emmerdeurs; mais ils représentent aussi toute la menaçante "modernité" du monde du château: ils sont flics, reporters, photographes: agents de la destruction totale de la vie privée; ils sont les clowns innocents traversant la scène du drame; mais ils sont aussi des voyeurs lubriques dont la présence insuffle à tout le roman le parfum sexuel d'une promiscuité malpropre et kafkaesquement comique.
Mais surtout: l'invention de ces deux aides est comme un levier qui hisse l'histoire dans ce domaine où tout est à la fois étrangement réel et irréel, possible et impossible. Chapitre douze: K., Frieda et leurs deux aides campent dans une classe d'école primaire qu'ils ont transformée en chambre à coucher. L'institutrice et les écoliers y entrent au moment où l'incroyable ménage à quatre commence à faire sa toilette matinale; derrière les couvertures suspendues sur les barres parallèles, ils se rhabillent, tandis que les enfants, amusés, intrigués, curieux (eux aussi voyeurs) les observent. C'est plus que la rencontre d'un parapluie et d'une machine à coudre. C'est la rencontre superbement incongrue de deux espaces: une classe d'école primaire et une suspecte chambre à coucher.
Cette scène d'une immense poésie comique (qui devrait figurer en tête d'une anthologie de la modernité romanesque) est impensable à l'époque d'avant Kafka. Totalement impensable. Si j'insiste c'est pour dire toute la radicalité de la révolution esthétique de Kafka. Je me rappelle une conversation, il y a vingt ans déjà, avec Gabriel Garcia Marquez qui m'a dit: "C'est Kafka qui m'a fait comprendre qu'on peut écrire autrement". Autrement, cela voulait dire: en franchissant la frontière du vraisemblable. Non pas pour s'évader du monde réel (à la manière des romantiques) mais pour mieux le saisir.
Car, saisir le monde réel fait partie de la définition même du roman; mais comment le saisir et s'adonner en même temps à un ensorcelant jeu de fantaisie? Comment être rigoureux dans l'analyse du monde et en même temps irresponsablement libre dans les rêveries ludiques? Comment unir ces deux fins incompatibles? Kafka a su résoudre cette immense énigme. Il a ouvert la brèche dans le mur du vraisemblable; la brèche par laquelle l'ont suivi beaucoup d'autres, chacun à sa manière: Fellini, Garcia Marquez, Fuentes, Rushdie. Et d'autres, et d'autres.
Au diable saint Garta! Son ombre castratrice a rendu invisible l'un des plus grands poètes du roman de tous les temps.
TROISIÈME PARTIE
IMPROVISATION EN HOMMAGE À STRAVINSKI
L'APPEL DU PASSÉ
Dans une conférence à la radio, en 1931, Schönberg parle de ses maîtres: "In erster Linie Bach und Mozart; in zweiter Beethoven, Wagner, Brahms", "en premier lieu Bach et Mozart, en second lieu, Beethoven, Wagner, Brahms". Dans des phrases condensées, aphoristiques, il définit ensuite ce qu'il a appris de chacun de ces cinq compositeurs.
Entre la référence à Bach et celle aux autres il y a, pourtant, une très grande différence: chez Mozart, par exemple, il apprend "l'art des phrases de longueurs inégales" ou "l'art de créer des idées secondaires", c'est-à-dire un savoir-faire tout à fait individuel qui n'appartient qu'à Mozart lui-même. Chez Bach, il découvre des principes qui avaient été aussi ceux de toute la musique pendant des siècles avant Bach: primo, "l'art d'inventer des groupes de notes tels qu'ils puissent s'accompagner eux-mêmes"; et, secundo, "l'art de créer le tout à partir d'un seul noyau", "die Kunst, alles aus einem zu erzeugen".
Par les deux phrases qui résument la leçon que Schönberg a retenue de Bach (et de ses prédécesseurs) toute la révolution dodécaphonique pourrait se définir: contrairement à la musique classique et à la musique romantique, composées sur l'alternance des différents thèmes musicaux qui se succèdent l'un l'autre, une fugue de Bach ainsi qu'une composition dodécaphonique, dès le commencement et jusqu'à la fin, sont développées à partir d'un seul noyau, qui est mélodie et accompagnement à la fois.
Vingt-trois ans plus tard, quand Roland Manuel demande à Stravinski: "Quelles sont aujourd'hui vos préoccupations majeures?", celui-ci répond: "Guillaume de Machaut, Heinrich Isaak, Dufay, Pérotin et Webern". C'est la première fois qu'un compositeur proclame si nettement l'immense importance de la musique du XII e, du XIV eet du XV esiècle et la rapproche de la musique moderne (de celle de Webern).
Quelques années après, Glenn Gould donne à Moscou un concert pour les étudiants du conservatoire; après avoir joué Webern, Schönberg et Krenek, il s'adresse à ses auditeurs par un petit commentaire et il dit: "Le plus beau compliment que je puisse faire à cette musique c'est de dire que les principes qu'on peut y trouver ne sont pas neufs, qu'ils ont au moins cinq cents ans"; puis, il poursuit avec trois fugues de Bach. C'était une provocation bien réfléchie: le réalisme socialiste, doctrine alors officielle en Russie, combattait le modernisme au nom de la musique traditionnelle; Glenn Gould a voulu montrer que les racines de la musique moderne (interdite en Russie communiste) vont beaucoup plus profond que celles de la musique officielle du réalisme socialiste (qui n'était, en effet, qu'une conservation artificielle du romantisme musical).
LES DEUX MI-TEMPS
L'histoire de la musique européenne est âgée d'environ un millénaire (si je vois ses débuts dans les premiers essais de la polyphonie primitive). L'histoire du roman européen (si je vois son commencement dans l'œuvre de Rabelais et dans celle de Cervantes), d'environ quatre siècles. Quand je pense à ces deux histoires, je ne peux me libérer de l'impression qu'elles se sont déroulées à des rythmes semblables, pour ainsi dire, en deux mi-temps. Les césures entre les mi-temps, dans l'histoire de la musique et dans celle du roman, ne sont pas synchrones. Dans l'histoire de la musique, la césure s'étend sur tout le XVIII esiècle (l'apogée symbolique de la première moitié se trouvant dans L'Art de la fugue de Bach, le commencement de la deuxième dans les œuvres des premiers classiques); la césure dans l'histoire du roman arrive un peu plus tard: entre le XVIII eet le XIX esiècle, à savoir entre, d'un côté, Laclos, Sterne, et de l'autre côté, Scott, Balzac. Cet asynchronisme témoigne que les causes les plus profondes qui régissent le rythme de l'histoire des arts ne sont pas sociologiques, politiques, mais esthétiques: liées au caractère intrinsèque de tel ou tel art; comme si l'art du roman, par exemple, contenait deux possibilités différentes (deux façons différentes d'être roman) qui ne pouvaient pas être exploitées en même temps, parallèlement, mais successivement, l'une après l'autre.
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