C’est depuis Paludes que la littérature a le droit de pratiquer le second degré. La sincérité est souhaitable mais plus obligatoire ; de temps à autre, si l’on n’abuse pas trop de la mise en abyme (quelle affreuse chose qu’un auteur qui se regarde écrire !), il n’est pas interdit de faire confiance à l’intelligence de son lecteur pour sourire de la pitoyable condition de scribouillard prétentieux. On ne lit plus en 2011 comme en 1895, et cela, c’est aussi à Paludes qu’on le doit. Bertrand Poirot-Delpech avait même publié un texte intitulé J’écris Paludes où il démontrait allègrement que lire et écrire n’étaient qu’une seule et même chose. Certains livres nous enseignent que lire exige du talent. Paludes a détruit la lecture innocente, paresseuse, naïve : c’est le Jacques le fataliste de notre siècle. Des centaines de milliers de romans ont voulu l’imiter : vous en avez lu combien, dans votre vie, de romans dont le héros est en train d’écrire un bouquin ? Aucun n’a retrouvé le génie ironique de Gide : c’est un texte de jeunesse (écrit à 25 ans) et pourtant c’est un chant du cygne. Comme tous les chefs-d’œuvre, Paludes est à la fois un point de départ et un point d’arrivée. Paludes ne sert qu’à être Paludes : le livre composite, imparfait, vain, le plus cohérent, parfait et indispensable de ma bibliothèque. « Nous avons bâti sur le sable / Des cathédrales périssables. »
André Gide, une vie
« Je ne suis qu’un petit garçon qui s’amuse — doublé d’un pasteur protestant qui s’ennuie. » André Gide est surtout un romancier subversif qui est devenu le symbole de l’écrivain vieux et chauve à plaid sur les genoux : on appelle cela un malentendu. Né et mort à Paris (1869–1951), ce protestant est l’un des premiers auteurs à pratiquer l’« outing » : il s’est affirmé homosexuel quand tant d’autres restèrent dans le placard toute leur vie (Proust, Mauriac, le général de Gaulle, non je déconne). Créateur de la NRF, il incarne la figure ultime du grand écrivain bourgeois qu’un punk bcbg devrait vomir, mais toute son œuvre crie l’inverse : liberté, capacité à changer d’avis (en 1937, Retouches à mon retour de l’URSS dénonce les excès du stalinisme vingt-cinq ans avant Soljénitsyne), pédophilie, langue de pute, bref toutes les médailles. Le prix Nobel de littérature qui l’a couronné en 1947 était une consécration à l’ancienneté. On est en droit de préférer son Journal à toute son œuvre pour sa finesse d’analyse et sa sincérité. Mais Paludes (1895) est un miracle, Si le grain ne meurt (1926) un des plus beaux autoportraits de langue française, et Les Caves du Vatican (1914) un roman fondateur de la notion d’acte gratuit (Lafcadio assassinant sans mobile Amédée Fleurissoire : « Que peu de chose la vie humaine ! »), et tout cela quarante ans avant L’Étranger de Camus.
Numéro 2 : « L’Année de l’amour » de Paul Nizon (1981)
Attention, ceci est le plus grand roman d’amour depuis Belle du seigneur mais ce n’est pas une histoire d’amour ; c’est un roman sur l’amour, sur sa survie possible. 1981 fut une année très romantique : c’est aussi l’année de publication d’Ivre du vin perdu de Matzneff. Dans la mesure où j’ai choisi un roman ultraviolent et nihiliste comme numéro un de ma hiérarchie séculaire, j’avais besoin que le deuxième fût un texte d’espoir. Tout en étant créatif, original, nouveau, et surtout non mièvre. Dieu merci, Paul Nizon existe, et je l’ai rencontré. C’est le Miller suisse, le Salinger parisien. Il a défini sa mission dans Canto, paru en 1963 : « Point d’opinion, point de programme, point d’engagement, point d’histoire, point d’affabulation, point de fil d’un récit. Rien, si ce n’est cette passion au bout des doigts : écrire, former des mots, des lignes, cette espèce de fanatisme de l’écriture qui est mon bâton de route et sans lequel, pris de vertige, je m’écroulerais purement et simplement. » Nous n’entrerons pas dans la dissertation ennuyeuse sur le point de savoir si Nizon est un auteur d’autofiction ou non (lui dit que oui). Il part de sa propre vie et conçoit une prose faite de ce qu’il nomme des « éruptions de réalité ». De toute façon, on peut raconter sa vie sans être nombriliste, mais cela, on le sait depuis Jean-Jacques Rousseau et Benjamin Constant. Nizon apporte sa pierre à l’édifice : « faire du réel avec des mots » signifie la même chose qu’« écrire pour survivre ». C’est une question d’implication, et la sienne est totale, irrémédiable. Nizon est l’Attila de la littérature : il plaquera tout, toujours, pour écrire et rien ne repoussera derrière lui. On pourrait dire qu’il fait de l’« action prose » comme Pollock faisait de l’« action painting ». Lire Nizon donne l’impression de n’avoir jamais lu. Lire Nizon, c’est écrire avec lui, c’est sentir sa présence et sa liberté, une nécessité impérieuse dans chacune de ses phrases. Lire Nizon me met en transe car il est lui-même en transe. Il incarne la figure du dernier écrivain sur la terre. Vivant au milieu des gens et de ses souvenirs. Demandant sans cesse : « Où est la vie ? » Le Diogène de chez Allard.
LA MÉTHODE NIZON en cinq étapes :
1) Quitter tout.
2) Écrire sur soi.
3) Regarder les autres.
4) Couper, monter, improviser, laisser entrer la vie dans le livre.
5) Attendre toute sa vie, en vain, qu’un lecteur comprenne.
Venons-en à présent à ce roman insensé : L’Année de l’amour, « une intoxication amoureuse ». Nous sommes en 1979. Nizon hérite d’un minuscule appartement à Paris 18e, rue Simart, qu’il rebaptise « chambre-alvéole ». Paris, ville mythique, où tant d’artistes se sont libérés. Il en rêvait, il s’y installe, seul, abandonnant toute sa vie suisse à près de 50 ans, après une déception amoureuse. Son livre devait au départ s’intituler « Solitude à Paris ». Par sa fenêtre, il voit dans la cour un vieux type qui nourrit les pigeons et engueule sa femme. Il entend un bébé qui pleure, un orchestre de rock, des voisins africains. Il s’est installé dans la mansarde bruyante d’une maison étrangère, et il attend qu’un chef-d’œuvre lui tombe dessus. Jour et nuit. Et soudain, le chef-d’œuvre, comme sous hypnose. Ce fils de Russe est un grand romantique qui écume tous les bars à putes de Pigalle. Il veut boire les filles, Ada, Brisa, Dorothée, Laurence, Virginie, les gober comme des huîtres… « une fois au lit, ces mille et une manières de se frotter l’un contre l’autre, de se caresser et de s’embrasser de plus en plus frénétiquement, et cette jeune fille, cette femme dans le corps d’une jeune fille nommée Dorothée (…) mais c’est de l’amour, me dis-je, puisque tout est là comme dans l’amour véritable, les baisers sans fin, les mille manières de s’enlacer, sans oublier l’acte proprement dit, accompagné de toutes sortes de grognements, soupirs et petits cris, des halètements conjoints, c’est vrai qu’on s’aime quand on se plaît ensemble… » Mon problème, c’est qu’il est impossible d’extraire un morceau de Nizon, c’est un flot composé de fragments, comme une mosaïque, mais une mosaïque liquide. Après cette rencontre avec Dorothée la jeune prostituée, le narrateur prend un café avec Beat, un pote, place Clichy (comme Ferdinand Bardamu au début du Voyage au bout de la nuit), puis il écoute un clarinettiste de jazz entouré de badauds dans la rue, « je ne sentais plus qu’amour pour tous les autres, ceux qui avaient fait cercle avec moi, là dehors, ce matin », puis il rend visite à sa vieille mère, « c’est bien que tu sois venu, tu es vraiment mon seul rayon de soleil, dit-elle, et ses yeux s’embuent de larmes ». Nizon est un vagabond solitaire paumé dans une société d’individus isolés, mais il est capable d’aimer. « Je voulais écrire sur le cruel ensorcellement de l’amour, sur l’effroyable puissance de l’amour. » Nizon n’écrit pas, il peint l’amour en mots. Nizon, c’est un homme qui essaie de rester seul et qui n’y arrive pas ; il se rend compte qu’il a besoin des autres. Il décrit des hommes et des femmes sans les tourner en ridicule, ni les détester. Il est possible d’écrire quelque chose de beau sans ironie. Nizon offre une piste de travail, cette colère émerveillée qui est la première condition de l’art, une lumière au bout du tunnel, aux écrivains du futur qui voudront échapper au cynisme et à l’indifférence. Et pourtant son livre pourrait tout aussi bien s’intituler : « Sauvé par les putes »…
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