Crash ! de J. G. Ballard est un classique du roman réaliste que l’on prend à tort pour un délire expérimental de perverse-fiction. Mais c’est un livre que Balzac aurait pu écrire s’il avait connu une époque aussi malade que la nôtre. Traumatisé par la mort de sa femme, J.G. Ballard imagina en pleine crise pétrolière un personnage (portant son nom) excité par la beauté érotique des tôles froissées. Ce Ballard fictif rencontrait Vaughan, un cinglé qui rêvait de mourir dans un accident avec l’actrice Elizabeth Taylor. Crash ! faisaient les voitures volontairement fracassées par ce personnage détraqué. Drôle d’idée, quand on est adolescent, de dévorer un roman où il est question de mutilations jouissives, du plaisir de la tôle froissée et d’orgasmes ensanglantés. Dans les années 70, la puissance morbide de Ballard faisait écho à la folie macabre de Lautréamont, dont j’apprenais par cœur des passages au lycée… et à Sade, qu’on n’enseignait pas en cours, mais que je lutinais dans mon boudoir.
« Des fragments de pare-brise étaient incrustés dans son front comme une couronne de diamants. » Ballard (et le lecteur, par transitivité) découvrait un milieu malsain où les compressions de César seraient des instruments de jouissance pour des masochistes déchiquetés à l’intérieur des habitacles. Andy Warhol avait eu auparavant la même fascination aux États-Unis, avec ses sérigraphies de « car crashes ». J’ai lu Crash ! trop tôt : c’est un des plus grands chocs de ma vie, un texte tellement bizarre, scintillant et répugnant qu’il ne peut pas faire autrement que changer votre vision du monde. La première phrase est un des débuts de roman les plus métalliques jamais écrits : « Vaughan est mort hier dans son dernier accident. » Ah bon ? On peut collectionner les accidents comme des timbres ? Je me souviens aussi de l’adaptation au cinéma réalisée en 1996 par David Cronenberg avec l’espiègle Rosanna Arquette : on ignorait avant ce film qu’une attelle, un plâtre, une minerve, un bandage et des broches pouvaient être aussi sexy qu’un porte-jarretelles et une guêpière. Le roman comme le film ont fait scandale et sont devenus « cultes » puisque le scandale est désormais un sacrement. Ceux qui ont perdu un proche dans un accident de la route ne trouvent peut-être pas cette pornographie automobile de très bon goût. Éternelle question : le scandale est-il de montrer la réalité ou n’est-ce pas plutôt la réalité elle-même, à savoir une industrie automobile devenue toute-puissante au prix de millions de vies brisées ?
J. G. Ballard, une vie
James Graham Ballard fut longtemps le plus grand écrivain anglais vivant, mais en France personne ne le lisait : tout le monde croyait que c’était David Lodge, Ian McEwan, Jonathan Cœ ou Julian Barnes. Né en 1930 à Shanghai, interné dans un camp japonais jusqu’à la fin de la guerre, J G. Ballard découvre l’Angleterre en 1946 et publie sa première nouvelle en 1956 dans New Worlds. Ensuite il n’a cessé d’écrire de la Spéculative Fiction apocalyptique (Le Vent de nulle part, 1961 ; Le Monde englouti, 1962 ; La Forêt de cristal, 1966 ; Sécheresse, 1975), puis une littérature cyber-punk avant l’heure (Crash ! 1974, adapté au cinéma par David Cronenberg ; Vermilion Sands, 1975 ; I.G.H. : Immeuble de Grande Hauteur, 1976).
La Foire aux atrocités (1970) fut sa première tentative réaliste : elle sera suivie en 1984 par l’autobiographique Empire du Soleil , devenu un mélo entre les mains de Steven Spielberg.
Ballard régna plusieurs décennies sur la fiction anglo-saxonne comme un vieux singe dont toutes les grimaces se sont vérifiées. En l’an 2000, Super-Cannes (Fayard) a rassuré ses fans : son cadavre bougeait encore. La seule catastrophe qu’il n’a pas vue venir fut son cancer de la prostate en 2009.
Numéro 61 : « Mon amie Nane » de Paul-Jean Toulet (1905)
De quoi s’agit-il ? D’un remake leste et preste du Nana de Zola, sans autre morale que celle du plaisir mélancolique. D’un éloge de la prostitution par un des plus charmants poètes du XXe siècle. Publié en 1905, ce court roman nous fait tomber amoureux d’une « fille de joie — et de tristesse », nommée Han-naïs Dunois ou Anaïs Garbut (cela dépend des jours). Un narrateur adepte de l’ironie désinvolte scrute cette créature à la loupe, observe son visage et son épiderme, « l’ambre pâle de ses épaules » et les reflets de sa sueur… « on peut deviner dans un sourire de femme tout le secret de son corps (…) en elle, j’ai cru contempler le monde. » Ce n’est pas Nane qui l’intéresse (croit-il) mais son époque futile, les jolies courtisanes, le flirt inconséquent, la dépression mondaine, ou ce que Debussy avait décelé chez Toulet : la « sensibilité meurtrie ». De fait, Mon amie Nane est un reportage incomparable sur la Belle Époque.
Nane est louée par un industriel qui voyage en yacht (rien n’a donc changé en un siècle ?). Le narrateur la rencontre alors qu’elle chute de l’omnibus Batignolles-Clichy-Odéon. On boit de l’absinthe rue Royale, on va au cinématographe ou dans des salles de jeux, avant de partir pour Venise en train. C’est snob comme du Proust mais Nane fait tout de même moins de simagrées qu’Odette. « Eh, laissez-le donc tranquille, l’Art : afin qu’il vous le rende. »
Toulet fait mine d’écrire une petite sotie légère et mondaine, parsemée d’aphorismes humoristiques qui scintillent dans le noir : « En vérité, ce qu’elle aimait le plus de lui ce n’était pas sa présence » ; « Mais ce soir je ne saurais lui refuser rien, pas même un mensonge » ; « À vrai dire, je n’ai jamais recherché le monopole de sa tendresse. N’eût-ce pas été de l’égoïsme ? Outre qu’il faudrait en avoir les moyens. »
Mon amie Nane c’est Un amour de Swann en plus rapide (Hannaïs Dunois est une poule à peu près aussi conne qu’Odette de Crécy), mais quand on se serre aussi fort dans le laconisme romantique, on encaisse la douleur plus profond. Proust, au moins, extériorisait sa peine, en la ressassant interminablement et la décortiquant comme une écrevisse ébouillantée. Toulet la concentre, en fait une liqueur, puis lève son verre, insulte l’orchestre, déshabille la grue et meurt (ou s’endort par terre). Bizarrement, ces deux génies sont morts à peu près au même âge (51 ans pour Proust, 53 pour Toulet). Se sont-ils croisés ? C’est probable, mais Toulet était trop ivre pour s’en souvenir… et Proust trop snob pour s’intéresser à ce Béarnais aviné.
Leur projet est le même (peu importe que l’un mette cent pages à le réaliser et l’autre trois mille) : décrire une pute pour montrer son temps. Montrer son temps pour embrasser le monde. (Oui : l’embrasser, dans tous les sens du terme.) Le poète Paul-Jean Toulet ne prend pas le roman au sérieux, et c’est pourquoi le sien n’a pas plus vieilli que Du côté de chez Swann. Il est beaucoup trop coquet pour pouvoir se permettre de prendre une ride. Jusqu’au bout le narrateur se persuade que Nane n’est qu’une petite amie. Il croit qu’il s’en fout alors qu’il en est fou. Cette fausse satire cache un vrai roman d’amour, cru, libre, moderne et insouciant. « Parfois elle soulève les paupières ; et tu verrais alors palpiter la lumière de ses yeux, comme un éclair de chaleur au fond de la nuit. » Les seules femmes dont on ne se lasse jamais sont celles qui nous font beaucoup de mal très gentiment.
Paul-Jean Toulet, une vie
La vie de Toulet ressemble à son œuvre : elle est courte (53 ans), pleine de courtisanes merveilleuses et de plaisirs sévèrement réprimés (le poker, l’opium, l’alcool, le talent). Orphelin de mère, il a cherché sa beauté toute sa vie, partout, l’a retrouvée parfois, et perdue souvent. Il s’écrivait des lettres à lui-même, était l’un des nègres de Willy, éreinta lui-même une de ses pièces de théâtre, faillit travailler avec Debussy. L’île Maurice est son seul point commun avec J.M.G. Le Clézio, qui est nettement plus sain (même s’il a goûté aux champignons mexicains en 1973). Né à Pau le 5 juin 1867, Paul-Jean Toulet est avant tout l’auteur de ceci :
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