France 2 nous a fait pénétrer dans la ville de Calais. On a vu pour, on a vu contre, on a vu des prises électriques. Puis arrive une ancienne vendeuse de meubles qui offre des rouleaux de plastique aux migrants pour qu’ils en revêtent le sol de leurs tentes. Les migrants se massent, jusqu’à presque écraser la bonne femme. Personne ne parle français parmi eux. Personne ne regarde les caméras. Très nombreux, les migrants sont focalisés sur l’acquisition de ce rouleau de plastique. La femme titube, pressée de toute part. Ils veulent un bout de plastique pour se protéger du froid et de l’humidité. Voilà une scène qu’aucun film ne pourrait développer. Et voilà ce dont est capable le journal de David Pujadas.
La puissance poétique et tragique d’une médina à la nuit tombée, le « 20 heures », les ch’tis qui sont pas d’accord mais qui disent « chacun son opinion »… La France est quand même dans la modération. La preuve, le plus populaire, c’est Nagui. Il est le grand prêtre de la religion immense de la fréquentation du semblable. Cette foule est très heureuse et se moque sans doute de ce qui m’obsède et qui finalement m’a construit, mais me rend assez malheureux (sans exagérer) : l’admiration pour les génies, et la recherche frénétique et pathétique d’une note qui se voudrait être la note parfaite musicale.
Ambleteuse, 25 septembre 2015
Dernier jour de tournage. Dernière journée.
Soleil éclatant sur la Côte d’Opale près du cap Gris-Nez.
Je termine ce film. Abasourdi et sidéré par la puissance de la psyché dans ces affaires de tournage.
Dumont est obsédé par l’objectivation. Il n’a jamais manifesté le moindre enthousiasme à la fin des prises, comme un super psychiatre qui épouserait le concept de neutralité en évacuant la bienveillance.
Dumont a un génie du casting. Son histoire de grands bourgeois décadents confrontés aux disparitions et à l’anthropophagie des gens modestes. Une œuvre irrésistible, loufoque, hallucinante et extrêmement drôle. Je me remets au travail sur mon livre, et je retrouve Rimbaud le lundi 28 septembre prochain.
En attendant dans ma loge pour un changement de lumière la semaine dernière, j’ai révisé le début du spectacle Poésie ? . J’ai repris mécaniquement l’« Alchimie du verbe » et, comme dans une sorte d’éblouissement, j’ai repris le fameux passage : « J’inventais la couleur des voyelles » [100] Arthur Rimbaud, « Alchimie du verbe », Œuvres II, op. cit., p. 126.
, et en récitant ce texte que je connais depuis trente ou même quarante ans, le sens profond de cette fameuse phrase qui m’était encore obscur, abscons, s’est révélé :
A Noir,
E Blanc,
I Rouge,
O Bleu,
U Vert.
Pour la première fois dans cette caravane, j’ai vu les couleurs. J’ai répété ça des centaines et des centaines de fois, des milliers et des milliers de fois…
Je l’ai dit,
Je l’ai cherché,
Je l’ai appris.
Je reconnaissais que ce passage précis m’était obscur. Je préférais la phrase d’après : « Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction. »
Dans cette caravane à Ambleteuse, le sens est apparu. Ça voudrait dire quoi ces couleurs de voyelles ? Eh bien, ça veut dire ce qui est écrit. Et c’est souvent ça chez Rimbaud. Pour accéder au sens, il faut le prendre au pied de la lettre. Surtout quand ces lettres deviennent des couleurs.
Je viens de voir les rushes, ce qu’on appelle les « bouts » (comme disait Éric Rohmer) du film de Bruno Dumont. C’est ahurissant, c’est puissamment poétique et irrésistible. Quant à mon rôle, je ne me reconnais même pas, je ne me retrouve même pas. J’aurais donc réussi une composition radicale ?
Pas du tout. Je n’ai même pas à me féliciter de ce résultat. Le talent de la costumière, de Michèle, ma maquilleuse, et de Mathieu, le coiffeur, y est pour beaucoup. Mais c’est surtout Bruno Dumont le seul responsable de cette métamorphose, c’est lui qui a composé à travers moi.
Mon seul mérite éventuellement : me laisser enfanter. Ça n’a l’air de rien, mais ce n’est pas évident de se laisser enfanter. Ce serait peut-être même le secret du métier d’acteur…
Chapitre premier
Jean de La Fontaine, « Le Meunier, son Fils et l’Âne », Fables, GF, Flammarion, 2007, p. 120.
Jean de La Fontaine, « La Laitière et le Pot au lait », Fables, op. cit., p. 214–215.
Jean de La Fontaine, « Le Loup et le Chien », Fables, op. cit., p. 77.
Molière, Les Fâcheux, Acte I, scène 1, Folio théâtre, Gallimard, 2005.
Arthur Rimbaud, « Le Bateau ivre », Œuvres I, Poésies, GF, Flammarion, 2004, p. 184.
Chapitre 2
Paul Valéry, Le Bilan de l’intelligence, Allia, 2011, p. 51–52.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Folio, Gallimard, 2010, p. 95. © Éditions Gallimard pour toutes les citations suivantes de ce titre.
Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre, Denoël, 1937, p. 165.
Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre, op. cit., p. 164.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, op. cit., p. 316.
30 juin 2015
Paul Valéry, Monsieur Teste, L’Imaginaire, Gallimard, 1946, p. 89.
Chapitre 3
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, op. cit., p. 290.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, op. cit., p. 10.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, op. cit., p. 359–360.
Stendhal, De l’amour, GF, Flammarion, 2014, chap. XVII, p.
Arthur Rimbaud, « L’Éternité », Œuvres II, Vers nouveaux, Une saison en enfer, p. 66 ; et « Faim », ibid., p. 129.
Chapitre 4
Simone de Beauvoir, La Force des choses, Folio, Gallimard, 1972. André Malraux, Lettre à Gaston Gallimard, citée dans le Dictionnaire Malraux, CNRS éditions, 2011, p. 142. André Gide, « Les juifs, Céline et Maritain », La Nouvelle Revue française, avril 1938. Jean Giono, Propos rapportés par un journaliste, Le Petit Marseillais, janvier 1933. Claude Lévi-Strauss, Interview, novembre 1990.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, op. cit., p. 184.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, op. cit., p. 243.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, op. cit., p. 260–261.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, op. cit., p. 242.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, op. cit., p. 243.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, op. cit., p. 94–97.
Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, Folio, Gallimard, 1985, p. 13.
Véronique Robert et Lucette Destouches, Céline secret, Grasset, 2001, p. 152. Louis-Ferdinand Céline, Lettres à Milton Hindus, 11 juin 1947, Cahiers de la NRF, série Céline no 11, 2012, © Éditions Gallimard.
Jean de La Fontaine, « Conseil tenu par les Rats », Fables, op. cit., p. 99.
Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, op. cit., p. 13.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, op. cit., p. 74.
Louis-Ferdinand Céline, Lettres à Milton Hindus, 22 mai 1947, op. cit.
Louis-Ferdinand Céline, Lettres, op. cit.
Louis-Ferdinand Céline, Lettres à Milton Hindus, 28 février 1948, op. cit.
Louis-Ferdinand Céline, Lettres à la N.R.F., Choix 1931–1961, Édition de Pascal Fouché, Préface de Philippe Sollers, Folio, Gallimard, 2011.
Читать дальше