Tout le Nord.
Une longue enquête pour trouver ces visages. Indescriptibles. Une humanité. Qui est son humanité ?
Singulière psychologie que celle de Dumont. Il ne se sent bien qu’au milieu des habitants de cette région. Échange bref ce matin devant une falaise plus immense qu’Étretat.
Je me dirigeais vers le lieu de la scène ; j’ai osé une question : « T’as toujours vécu dans ce coin ? » (Côte d’Opale, Ambleteuse.) Réponse de Dumont : « C’est ce qu’il y a de plus beau au monde. » Je tente de lui parler des Cyclades. Paros. Pas emballé. Il affirme qu’ici, c’est plus que beau, c’est vrai. Comme les habitants.
Pas emballé du tout sur ma proposition des Cyclades le Bruno Dumont.
Ivresse de cette avalanche de messages à l’occasion du prix d’interprétation à la Mostra de Venise. Complètement caparaçonné quand le producteur a voulu me parler, m’attendant à une mauvaise nouvelle. Il m’annonce le prix d’interprétation masculine à la Mostra… Ça ne m’a rien fait sur le coup. Pas habitué aux récompenses.
Toujours à Ambleteuse.
14 septembre 2015, 20 h 30
Fin de journée. Coup de fil de l’avocat Éric Dupont-Moretti qui me demande si ces compliments caressent mon ego fragile. Je ne sais pas quoi répondre. Freud n’aimait pas le téléphone même s’il aimait écouter. La voix au téléphone était pour lui comme une cacophonie.
Chapitre 12
N’oubliez pas les paroles
Suis-je installé ? Je n’arrive toujours pas à être le comédien à succès, concerné et sentimental. « Nul ne ment plus qu’un homme indigné », dit Nietzsche, et je le crois. Je ne suis pas un héros récurrent à la télévision (je n’ai aucun mérite, on ne m’a jamais proposé d’être L’Instit ). J’évite le bon gros théâtre de confection d’où l’inquiétude est évacuée pour que la bourgeoisie se détende.
Dans notre métier, chacun a un fonds de commerce. Certains occupent le terrain. Moi je reste avec mes grands textes. Je maintiens à distance. Une épouse de ministre a confié à un de mes grands amis : « Luchini, moi je le trouve snob et méchant. » Je ne suis pas un mec bien.
« Dis-moi qui tu joues, je te dirai qui tu es », disait Jouvet. À 50 ans, on est responsable de la grandeur de son nez, de son visage. Les mecs bien vont mieux que moi. Ils s’occupent toute la journée. Moi, je m’impose quatre-cinq mois sans rien faire face à mon vieux vide.
Les mecs bien disent : « À la télé, Luchini, c’est un bon client, il fait son numéro. » Pas si facile, d’être un bon client. C’est plus dur de réussir l’émission de Laurent Ruquier que de jouer Poésie ? . Beaucoup plus dur.
J’ai pris des risques avec les médias. Que s’est-il passé avec le politiquement correct ? Pourquoi ça a été un matériau d’inspiration comme un boulevard qu’on m’a ouvert ? Souvent, nous, les comédiens, nous parlons de nous et pas du film que nous devons « vendre ». Nous faisons des confidences, toujours des confidences — « grande rencontre », « profonde générosité », « c’est un homme formidable » — d’une impudeur démente et dont tout le monde se tape. À la télévision, j’ai donc essayé d’emprunter un autre boulevard que celui du politiquement correct. Le journalisme a une manière de poser des questions qui, le plus souvent, ne reflète pas les préoccupations qui ont été les nôtres. La réponse, en outre, ne compte pas. L’époque de l’image ne permet pas la nuance, puisque tout va extrêmement vite et finit par s’annuler. Michel Polac avait compris que les médias ne sont pas sérieux. On ne peut rien faire comprendre à la télévision, rien faire passer : la télévision ne retient que l’énergie, éventuellement la drôlerie, en un mot la théâtralisation. Ce n’est pas par hystérie cabotine que je fais certains numéros, mais j’ai l’instinct du client, j’essaie de le faire venir dans ma boutique. Je tiens ça de mon père.
Les questions des médias, c’est toujours : « On aimerait bien vous connaître. » Alors que je passe mon temps à témoigner d’auteurs plus grands que moi, d’auteurs immenses, les gens ont parfois tendance à penser que j’occupe le terrain par infatuation de l’ego. Je me vois comme un passeur, et ils aiment me réduire au rôle de bon client. Drôle de paradoxe. Comme disait Flaubert à Louise Colet : « L’auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout, et visible nulle part », ou comme il l’écrivait à Ernest Feydeau, « L’écrivain ne doit laisser de lui que ses œuvres. Sa vie importe peu. Arrière la guenille ! » [99] Gustave Flaubert, Lettre du 9 décembre 1852 à Louise Colet, Correspondance, vol. II (juillet 1851-décembre 1858) ; et Lettre du 21 août 1859 à Ernest Feydeau, Correspondance, vol. III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980.
À la lueur de Flaubert, à mon petit niveau, j’ai compris assez rapidement ce cirque immense qu’étaient les médias. Je ne vais pas être plus malin que les autres, mais je ne vais pas les servir. Et j’arrive en leur disant de manière chrétienne, je parle au nom du père, au nom de mes écrivains. Je suis tellement sûr de mes écrivains — Céline, Flaubert, La Fontaine, Molière — que je suis inébranlable, incontestable. Je parle de gens plus grands que moi. Je transforme leur question à la confidence du petit ego. Et puis c’est original, minoritaire. Ça n’habite pas tant que ça, l’œuvre d’art. Très peu de gens vont mal au point d’écouter Wagner et de lire Spinoza le matin. Il doit y en avoir 3 500 en France. Si tu lis Spinoza le matin, si tu te tapes un Wagner le soir : tu ne fais pas de jogging, tu ne regardes pas le foot, tu ne bouffes pas, tu ne baises pas et tu ne vas pas bien.
Nos héros médiatiques sont la preuve d’une immense bonne santé. Regardez « N’oubliez pas les paroles », une émission que j’adore. Il n’y a pas meilleur acteur de télé que Nagui. Il est vivant, il a des répliques et il a plein de gens qui viennent chanter des tubes devant lui. Parfois, ils chantent bien, parfois ils chantent très mal. On ne mettrait pas Jouvet dans « N’oubliez pas les paroles », ni Michel Bouquet. Il leur parlerait de saint François de Sales, du problème de Dom Juan, de la dernière pièce de Sartre qu’il a montée. Ça leur mettrait un coup sur le moral très rapidement. Heureusement que Philippe Muray ne présentait pas d’émission.
Cette obsession de la droite et de la gauche à vouloir faire lire les gens : mais de quel droit ils veulent qu’on arrête de travailler pour faire lire les gens ? Un sermon de Bossuet offre un rapport fulgurant avec le néant et l’éternité mais soixante-dix millions de gens qui liraient vraiment Bossuet ça créerait quelque chose de très étrange. C’est pourquoi cette immense proposition de la télévision n’est pas que négative. Nagui à 19 h 30, avec des gens qui chantent si bizarrement Johnny. Après vingt heures. Le « 20 heures ». Parfois j’ai envie de complimenter Pujadas. Il est capable de faire un « 20 heures » d’une très grande beauté, Pujadas ! Une merveille ! Au début du mois de septembre de cette année 2015, il a fait un « 20 heures » d’une très grande qualité.
Il n’y a aucun cinéma capable de faire ça. À un moment, ils sont partis à Calais et il y avait une femme rayonnante qui incarne un peu le bon côté des Français. Elle donnait ses prises électriques à des centaines de migrants et elle était très heureuse. Elle branchait des vieux portables. Dans son garage, il y avait une plaque avec deux cent cinquante prises et elle leur donnait des noms, elle les nommait. Elle branchait, elle branchait, elle branchait. Le journaliste, en montrant les prises, lui dit : « Pourquoi vous faites ça ? — On ne peut pas laisser les gens dans l’horreur », répond-elle, rayonnante. Arrive la voiture d’un mec qui a lancé une pétition contre elle et là de la pure grande sociologie qui dépasse même notre ami Jean-Pierre Le Goff. Il freine : « Pourquoi vous êtes contre ? » Ils parlent en ch’ti, avec une rare courtoisie, qui montre que la France n’est pas perdue. Lui, il est contre l’aide aux migrants. Mais il calme sa véhémence par une phrase fulgurante : « Chacun ses opinions. » Ils finissent même par se dire au revoir chaleureusement. Elle est heureuse dans son rayonnement compatissant. Lui est médiocre et ne veut plus aider ces gens-là. Ils sont partis en se disant « chacun ses opinions ».
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