En effet, le père est tout déboussolé et ne sait plus sur qui râler. Il soupire un grand coup et reste quelques secondes comme ça, inerte, le regard perdu dans le vide.
- Si je perds mon fils, je ne pourrais plus vivre... dit-il avec une sincérité déconcertante.
Une larme coule sur sa joue et il ne cherche même pas à l'effacer. Armand est désarmé et désarmant. Sa femme se met instantanément à pleurer comme une fontaine.
« En voilà deux qui sont mûrs pour prendre le grand chêne dans les bras ! » se dit le chef des Bogo-Matassalaïs, touché par cette émotion inattendue.
Archibald vient s'asseoir à côté d'Armand et lui passe un bras autour des épaules. Il aime bien cet Armand-là, sensible, fragile. Un Armand qui laisse ses sens guider sa pensée plutôt que l'inverse.
- Arthur n'est pas perdu. Il connaît cette campagne comme sa poche. Ça fait des mois qu'il la sillonne d'un bout à l'autre, lui dit gentiment Archibald.
Le père soupire à nouveau, bien que les paroles du vieil homme le réconfortent un peu.
- Je suis souvent dur avec lui, mais c'est parce que la vie est dure dans les grandes villes et il faut qu'il soit très fort pour pouvoir se défendre, avoue le père, sur un ton de confidence. Archibald est content qu'il puisse enfin aborder le sujet.
- La nature lui apprend tout autant à se défendre, mais aussi à partager. Le vent casse les branches, mais apporte aussi de l'oxygène. La pluie détruit parfois les fleurs, mais les ruisseaux emmènent aussi leurs graines un peu partout, explique Archibald, en bon professeur qu'il est. Arthur apprend à se défendre, mais aussi à aimer et il faut les deux pour avoir un bon équilibre, pour faire un grand petit bonhomme. C'est d'ailleurs son nom, n'est-ce pas ? Bigantol ? ajoute le grand-père avec humour.
Il réussit à décrocher un sourire à Armand.
- Oui, Bigantol, c'est son nom, reprend le père avec fierté. Petit et grand.
Les regards se croisent dans le salon. Tout le monde a un sourire aux lèvres et semble satisfait. Même Alfred remue la queue, ce qui vaut un sourire.
- J'ai confiance en Arthur, précise Armand. Je sais qu'il apprend vite et qu'il peut se sortir de bien des mauvaises situations, mais...
Le père laisse sa phrase en suspens, comme s'il avait peur de dire la suite.
- Mais... quoi ? demande Archibald, un peu inquiet.
- Il est encore... tellement petit ! finit par dire le père.
Le vieil homme aurait bien du mal à le contredire puisqu'il sait que son petit-fils, à cet instant précis, ne mesure que deux millimètres trente-cinq, soit exactement mille fois moins que les Bogo-Matassalaïs qui sont compressés dans le salon.
- Il est effectivement encore très petit, mais... je suis sûr qu'il reviendra de cette aventure, plus grand encore ! conclut Archibald.
Chapitre 17
Comme Arthur a réveillé tout le monde, le village et ses habitants décident exceptionnellement de démarrer la journée un peu plus tôt. Il est effectivement quatre heures du matin, une heure quarante-sept exactement avant le lever officiel du village.
Le réveil était une chose très réglementée puisqu'il était scrupuleusement établi en fonction du lever du soleil. Les horaires étaient affichés sur la porte du palais, sur une feuille de saison. Chacun venait la consulter avant d'aller se coucher et tout le monde se réveillait exactement en même temps, c'est-à-dire vingt minutes avant le premier rayon du soleil. Le temps était donc précieux et les activités soigneusement organisées. On commençait par un brin de toilette, qui prenait environ deux minutes. On se frottait à la vanille ou avec un crin de cheval, puis on se badigeonnait de son parfum préféré à l'aide d'une plume de poussin. S'habiller prenait un peu plus de temps, entre une et dix minutes selon les individus.
Miro, par exemple, était le plus lent puisqu'il mettait près de douze minutes à mettre son costume d'apparat que le protocole l'obligeait à porter. C'est vrai qu'en tant que grand sage du palais il se devait au quotidien de porter des vêtements qui inspiraient le respect. Miro rattrapait le temps perdu en sautant le petit déjeuner. Ce n'est pas très bon pour la santé, mais il n'avait pas vraiment le choix et tandis que tout le monde se gavait en dix minutes, il se contentait de quelques œufs de libellule, gobés à la va-vite. Les cinq minutes restantes permettaient à chacun de se rendre au travail et d'avoir le temps, comme l'indiquait le grand livre, de dire proprement bonjour à tout le monde. C'était le moment le plus curieux à observer. Des centaines de Minimoys sortaient de chez eux et, dans un capharnaüm des plus complets, se demandaient les uns aux autres si la nuit avait été bonne, si les enfants se portaient bien, puis ils se souhaitaient une très bonne journée que la déesse de la forêt ne manquerait pas de protéger. Tout ce petit monde se croisait joyeusement, échangeait de grands sourires en se pliant en deux et jacassait comme de vieilles poules.
Pas grand-chose à voir avec l'ambiance de nos grandes cités. Chez nous, si vous dites bonjour dans le métro avant sept heures du matin, il y a de fortes chances que les passagers tirent le signal d'alarme.
Mais les Minimoys vivaient dans le bonheur et ils ne semblaient avoir pris de notre société que le meilleur, comme si la terre sous laquelle ils vivaient avait filtré toutes les scories de notre monde et toutes les erreurs que l'histoire nous a laissé le temps de faire.
À l'heure précise du lever du soleil, tous les Minimoys étaient donc au travail. Il faut dire que la majeure partie de leur activité était liée à la nature et que le premier rayon avait son importance. La rosée matinale, par exemple, disparaissait assez rapidement dès que le soleil réchauffait l'air et les plantes. Il s'agissait donc de récupérer au plus vite toutes ces gouttes qui, sur chaque plante, avaient une saveur différente. Les jeunes pousses sortaient elles aussi avec les premiers rayons et certaines devaient être cueillies avant qu'elles ne deviennent trop grandes. Il y avait des milliers de choses à récolter durant ces quelques minutes et il fallait profiter de ce court moment où les animaux de la nuit partaient se coucher et où ceux du jour se réveillaient à peine. Les Minimoys avaient une petite demi-heure pour ramener au village les meilleurs fruits, les meilleurs légumes et de l'eau délicieusement parfumée.
Le reste de la journée était généralement réservé au commerce et à l'échange de ce qu'on avait récolté le matin. Une tranche de cèpe valait trois gouttes d'eau de framboise, un bouton de rose s'échangeait contre dix grammes de pissenlit grattés sur la tige. Tout se marchandait avec bonne humeur et fair-play. On aimait discuter, cela faisait partie du jeu, mais jamais personne ne se chamaillait. Il n'y avait qu'une seule chose qui ne s'échangeait pas : la fleur de sélénielle. Il fallait d'ailleurs faire partie de la famille royale pour avoir le droit de la cueillir. La fleur de sélénielle ne s'échangeait pas, car elle se donnait. Soit en cadeau, pour récompenser un sujet méritant, soit pour soigner un malade.
Cette merveilleuse plante avait tellement de propriétés qu'elle soignait pratiquement tout, ce qui lui conférait son statut de fleur royale. En tisane, elle soignait les mauvaises pensées, en tartine, elle ne donnait que des bonnes idées et, en purée, elle rendait plus forts les bébés. Elle avait aussi plein d'autres propriétés, plus médicales, mais seul Miro les connaissait et il pouvait fabriquer les potions qui soignaient tout, et surtout n'importe quoi.
Arthur est assis face à la porte d'entrée depuis maintenant deux heures. Il se demande si Sélénia va revenir les bras pleins de sélénielles, fraîchement cueillies.
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