Assis au fond, un café devant lui, Ferniot portait encore, sous son anorak de marin, une combinaison cousue de patchs colorés et d’insignes qui lui donnait l’air d’une vieille valise. Erwan le salua, s’installa en face de lui et ouvrit son ordinateur. Il commença à prendre des notes, comme s’il était seul, en silence. Enfin, il lui demanda sa version des faits.
Dès les premières réponses, il comprit qu’il avait affaire à une sorte d’androïde dénué de sentiments. Ferniot ne manifestait ni regret ni tristesse face au décès d’un jeune homme de vingt-deux ans dont le corps avait été réduit en bouillie par le missile que lui-même avait tiré. Il semblait même ne pas avoir d’avis sur la question.
Son récit des événements tenait en quelques mots. Samedi 8 septembre, 7 h 10, décollage du Charles-de-Gaulle . Objectif : île de Sirling. Cible inconnue. Avec deux autres Rafale, Ferniot, à la fois pilote opérationnel et chef de patrouille, avait effectué plusieurs boucles au-dessus du site en attendant les ordres. Une fois la cible identifiée, il n’avait eu qu’à lancer un programme préenregistré — chaque tir potentiel faisant l’objet d’une séquence distincte. Le missile avait touché son but. Le Rafale était passé en postcombustion — une brutale accélération, si Erwan avait bien compris. Appontage sur le CDG à 7 h 38. Selon les ordinateurs, les radars et la hiérarchie, la mission avait été une réussite totale.
— J’ai rien d’autre à ajouter, conclut le pilote. Dans cette histoire, je ne suis qu’un maillon de la chaîne. Mes équipiers surveillaient mes arrières, le contrôleur radar gérait les espaces aérien et terrestre, les ingénieurs analysaient chaque paramètre. Sans compter mes supérieurs qui suivaient à la seconde près le déroulement du vol. (Il se leva et remonta le zip de son manteau.) S’il y a des responsabilités, cherchez-les au sol. Du côté des connards qui ont laissé ce pauvre bleu se casser sur l’île.
— Restez assis.
— On perd du temps vous et moi, là.
— Vous pourriez en perdre beaucoup plus.
Le pilote se pencha vers Erwan. Au physique, l’homme correspondait à son discours : tempes rases, mâchoires carrées, expression réglée sur zéro.
— Qu’est-ce que vous insinuez ? murmura-t-il.
— Je n’insinue rien. Vous êtes, pour l’instant, suspect dans une procédure d’enquête portant sur l’homicide involontaire d’un soldat. Je devrais vous placer, ici, maintenant, en garde à vue en attendant les conclusions de l’enquête préliminaire. Alors, asseyez-vous avant que notre entrevue ne change vraiment de ton.
Le pilote ouvrit la bouche pour hurler puis se ravisa et sourit. Erwan put voir, distinctement, le sang-froid reprendre possession de son visage.
— Très bien, concéda Ferniot en obtempérant. Balancez vos questions.
— Dans quel cadre officiel avez-vous effectué cette mission ?
— Les pilotes passent une qualification air-sol chaque année. C’est à la fois un test et un entraînement. En tant que chef de patrouille, je n’échappe pas à la règle.
— Vous n’avez pas l’air perturbé par ce qui est arrivé.
— Je n’y suis pour rien, je vous le répète. J’ai suivi les ordres dans un contexte donné. Si les infos qu’on m’a fournies ne correspondaient pas à la réalité, c’est leurs oignons. Je ne peux pas être à la fois derrière le manche et au sol, pour vérifier que la zone est sécurisée. Chacun son job.
Ferniot avait cent pour cent raison mais Erwan avait envie de l’asticoter :
— Vous faites où on vous dit de faire, quoi.
— Comme vous. Si vous voulez jouer les francs-tireurs, mieux vaut ne pas choisir l’armée ni la fonction publique.
— C’est vous qui avez tiré sur le bunker, oui ou non ?
— Non. Vous écoutez quand on vous parle ? Tout est informatisé, je viens de vous l’expliquer. Le vol comme le tir. Quand la cible est définie par la base, les ordinateurs font le boulot.
— Qui décide de l’objectif à détruire ?
— Personne. Un programme aléatoire tire au sort la target. L’info tombe au dernier moment.
— Si on s’était rendu compte qu’un homme était dans le bunker, vous auriez pu stopper l’opération ?
— Bien sûr. Un bouton permet de tout arrêter : Immediate Exit. On peut aussi couper le pilote automatique.
— Parlez-moi du missile qui a détruit le bunker.
— Arrêtez de dire « bunker ». Ma cible était un tobrouk.
— Quel type de missile avez-vous tiré ?
— Vous n’avez pas parlé avec mes supérieurs ?
— Pas encore.
— Vous auriez dû commencer par là. Je ne peux rien vous dire. Secret défense. D’ailleurs, je ne sais rien. On ne connaît jamais exactement la nature de l’OPIT.
— Du quoi ?
— Obus perforant incendiaire traçant.
Des souvenirs lui revinrent. Erwan avait effectué plusieurs missions dans les DOM-TOM où des morts suspectes étaient survenues. Il y avait rencontré des militaires d’élite et avait été frappé par le contraste entre leur intelligence du combat, leur expertise en armement et leur débilité dans la vie civile. Ces types qui avaient le permis de tuer, qui pouvaient torturer froidement un homme ou se trancher un membre pour s’en sortir étaient les mêmes qui pissaient dans la bouteille de shampooing de leur collègue et riaient des histoires de Toto.
Soudain, Ferniot frappa sur ses genoux et se leva à nouveau :
— Bon. Ça suffit les conneries. D’ailleurs, tout est consigné dans mon compte rendu de vol. Je peux simplement vous assurer que tout était clair pour nous. Sinon, y aurait jamais eu de tir.
Erwan l’imita. Il venait d’avoir une idée :
— Si un homme s’était planqué à la dernière minute dans le tobrouk, vous auriez eu les moyens de le repérer ?
— Évidemment. Dès que la cible est définie, les radars se focalisent sur elle.
— Quels radars ?
— Sismiques, thermiques : ceux qui nous back-upent avant l’impact, qui vérifient que rien ne bouge à l’intérieur, qu’il n’y a aucune source de chaleur sur le site.
En prononçant ces mots, son expression changea. Ferniot venait lui-même de réaliser un fait essentiel : si ces instruments n’avaient rien détecté, cela signifiait que Wissa était déjà mort.
Erwan ne releva pas. Première règle : dissimuler à son témoin l’importance de l’info qui lui a échappé. Deuxième règle : ne jamais avoir l’air surpris.
— Vous connaissiez Wissa Sawiris ?
— Non.
— Les autres élèves de Kaerverec ?
— Aucun. J’ai jamais foutu les pieds ici. Je suis en mission sur le CDG . Ma base est à Carcassonne.
— Vous irez à l’enterrement ?
— Comme tout le monde. On fera notre mea culpa.
— Ça n’a pas l’air de vous enchanter.
— Je suis triste pour le bleu mais ces cérémonies lui rendront pas la vie. Tout ça, c’est la faute des gars au sol : ce qui s’est passé n’est pas professionnel et je ne paierai pas pour ces cons.
C’était la première fois qu’il trahissait une émotion et cette émotion était la colère.
Erwan choisit un terrain neutre pour finir :
— Vous-même avez subi un bizutage ?
— Bien sûr.
— Où ?
— Un centre de pilotage à Salon-de-Provence.
— Comment ça s’est passé ?
Le pilote rit malgré lui. Comme un ordinateur, il pouvait passer d’un programme à l’autre : neutralité, colère, amusement…
— Des blagues. Rien de bien méchant.
Erwan raccompagna Ferniot jusqu’à la porte, marmonnant quelques formules administratives, paperasse à signer, supérieurs à informer.
Une fois seul, il ralluma son mobile. Michel Clemente, le légiste de la Cavale blanche, l’avait appelé pendant l’interrogatoire.
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