— J'ai dormi longtemps ?
— On se pose à Osaka dans moins d'une heure, j'espère que vous avez honte.
— Ce serait logique, mais j'ai trop faim.
La jeune femme, agacée, attrapa un petit sandwich sur la table voisine et le lui jeta.
— Vous attendiez mon réveil ?
— Fin psychologue avec ça… Voilà des heures que j'épie le moindre signe de reprise de conscience sur votre petite gueule d'ange. Effectivement, j'attendais. À force, je connais par cœur le tressautement saccadé de vos paupières lorsque vous rêvez. Vous m'avez rappelé le chien de mon grand-père. Quant au rythme de vibration quasi bestial de votre lèvre quand vous ronflez…
— Petite chanceuse, vous avez donc eu le privilège d'assister à ce merveilleux spectacle. Au lieu de me reluquer, vous auriez dû me réveiller.
— J'avoue que l'idée m'a effleurée. Au moins une bonne centaine de fois. J'ai adoré imaginer que je vous bouchais le nez et que vous sortiez brutalement de votre léthargie en paniquant. J'ai même songé à enfourner un de ces délicieux chocolats dans votre bouche restée constamment ouverte entre le survol de la Suisse et celui de l'Indonésie.
— Voilà donc pourquoi j'ai si soif. Mais j'y pense, vous avez donc vu ma glotte. Elle vous plaît ? Personne ne m'en parle jamais. Ça m'inquiète.
Karen secoua la tête de dépit.
— Pourquoi n'avez-vous pas dormi, vous aussi ? ajouta Ben.
— Qui aurait étudié les données du site où nous sommes attendus ? Vous ? Quelques minutes avant l'atterrissage ?
— Pour certains examens — et non des moindres, il m'est arrivé de réviser à la dernière minute, et vous seriez surprise de savoir à quel point j'ai tout de même été brillant.
— Prétentieux.
— Insomniaque.
Ben déballa son sandwich en riant et l'entama à belles dents. Karen déplia un ordinateur portable qu'elle orienta vers Horwood. En voyant les photos s'afficher, il se frictionna les yeux.
— C'est là que nous nous rendons ? Mais c'est gigantesque !
— La tombe de l'empereur Nintoku est une des plus grandes sépultures du monde. Plus étendue que quarante terrains de foot.
— Vu du dessus, ça ressemble à un trou de serrure posé au milieu d'un lac…
— Évitez de leur faire ce genre de remarque. Inutile d'ajouter un incident diplomatique à ce que nous avons à gérer.
— C'est bien une île ?
— Deux fossés concentriques inondés encadrent un lac au milieu duquel se trouve ce que les Japonais appellent un kofun . Au milieu du plan d'eau, le tertre émergé — celui qui ressemble à un trou de serrure — mesure en fait plus de 700 mètres de long et se compose d'une très grande butte ronde, le tumulus, qui contient la chambre mortuaire, prolongé dans son axe par une vaste partie triangulaire.
— Surprenant qu'un lieu aussi impressionnant ne soit pas plus connu.
— Sans doute parce qu'il ne se visite pas et que rien n'en est visible depuis les abords. Le site est couvert de forêts et l'on n'en comprend la forme géométrique particulière que grâce à des vues aériennes. Si l'on passe à côté, rien ne le distingue d'une simple réserve naturelle. Aucun tourisme n'y est toléré. Et les fouilles, même officielles, y sont interdites. L'Agence impériale, qui gère le site, s'y oppose par respect pour le repos et la mémoire du défunt.
— Que s'est-il passé ?
— Apparemment, la chambre funéraire a été profanée. On ne nous a rien communiqué de plus pour le moment.
— Ça n'arrête donc jamais, vos histoires…
— Surtout depuis quelque temps.
— Sérieux, vous trouvez que j'ai une gueule d'ange ?
— Bienvenue au Japon, déclara l'homme dans un anglais marqué d'un fort accent asiatique. Je m'appelle Takeshi Senzui et je travaille pour l'Agence d'investigation de sécurité publique. Vous avez fait un bon vol ?
— Certains plus que d'autres… ironisa miss Holt en lui serrant la main.
L'homme n'était visiblement pas habitué à porter le costume qu'il avait enfilé pour l'occasion. Sa façon de bouger suggérait qu'il était davantage coutumier des jeans, baskets et sans doute blousons de sport.
— Vous êtes l'historienne, et vous l'agent dépêché par le gouvernement britannique ?
— C'est l'inverse, précisa Ben en le saluant à son tour.
— Ce sont les services secrets qui s'occupent de cette affaire ? s'étonna Karen.
— Personne ne tient à ce que ce qui s'est produit ne s'ébruite. La police a trop de connexions avec la presse et le sujet est extrêmement sensible…
À cette heure tardive, l'aéroport d'Osaka était quasiment désert.
— En espérant que vous n'êtes pas trop fatigués, nous allons directement nous rendre au kofun . Ce rendez-vous nocturne arrange tout le monde. Masato Nishimura, de l'Agence impériale, vous y attend.
— En route, répondit Karen.
En roulant à gauche, la voiture s'engagea sur la voie qui reliait l'îlot artificiel de l'aéroport à la terre, puis bifurqua vers le nord en longeant la côte.
— Le kofun n'est qu'à une trentaine de kilomètres, précisa Senzui. Nous y serons rapidement. Avez-vous reçu les documents ?
En faisant un clin d'œil à Karen, Ben répondit le premier :
— Tout à fait. Leur lecture s'est avérée passionnante. Que s'est-il passé exactement ?
— Je ne suis pas en mesure de vous répondre. Nous n'avons que très peu d'informations. Nos services ne sont là que pour assurer la sécurité du lieu tant que la tombe est vulnérable. Le représentant de l'Agence impériale vous en dira plus. Eux seuls ont la haute main sur ce qui se passe à l'intérieur. Ils doivent être sacrément dans le brouillard pour vous autoriser à y pénétrer. Personne de chez nous n'y a jamais mis les pieds, et encore moins des étrangers.
Karen et Senzui se mirent très vite à parler boutique, comparant les types de missions et les moyens mis à leur disposition par leurs gouvernements. Ben s'amusait de constater que bien qu'appartenant à des services étrangers, les agents se comprenaient à demi-mot, échangeant rires complices et sous-entendus qu'eux seuls saisissaient. Il nota aussi que ni l'un ni l'autre ne lâchaient d'informations sensibles. Ils discutaient cordialement, mais sans rien dévoiler de stratégique. À vrai dire, cela se passait exactement de la même façon lorsqu'un universitaire en rencontrait un autre.
Ne comprenant plus rien au jargon des deux spécialistes du renseignement, Ben préféra regarder défiler les paysages à travers la vitre du véhicule. D'un côté, une banlieue dense et constellée de milliers de points de lumière, et de l'autre, l'obscurité de la baie. C'était la première fois qu'il mettait les pieds au Japon, et il n'allait même pas faire dix mètres dans une rue…
Après une vingtaine de minutes, le véhicule finit par s'arrêter sur un minuscule parking, près d'une autre voiture aux vitres teintées dont un homme en manteau long descendit aussitôt. Senzui annonça :
— Voici Masato Nishimura. C'est avec lui que vous allez continuer.
Pour accueillir les visiteurs, Nishimura inclina son buste en maintenant ses bras parfaitement raides le long du corps. Karen lui répondit avec une maîtrise impeccable alors que Ben s'efforçait de l'imiter avec un résultat très approximatif.
— Nous vous sommes reconnaissants d'être arrivés si rapidement, fit l'envoyé de l'Agence impériale d'une voix tout juste polie. Nous avons reçu l'ordre de ne refermer le tombeau qu'une fois votre visite achevée. Le rituel ne pourra commencer qu'après votre départ.
L'homme évitait les regards et limitait ses gestes au strict minimum. Il pivota en direction de ce qui apparaissait comme une forêt obscure, vers laquelle s'avançait un étroit chemin encadré de barrières et surmonté d'un torii , un portique de bois laqué rouge aux extrémités relevées, symbole traditionnel du passage vers le monde spirituel.
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