C’était déjà bien assez fâcheux que ça arrive le jour de Thanksgiving, bordel de Dieu.
“Monsieur ?” appela gentiment Tabby.
Rutledge n’avait pas réalisé qu’il était perdu dans ses pensées. Il revint à lui et se frotta les yeux. “Bien, venons-en à l’essentiel : avons-nous la moindre raison de croire que les États-Unis pourraient devenir une cible ?”
“À l’heure actuelle,” dit le Directeur Shaw, “nous devons agir dans l’hypothèse que les USA seront une cible. Nous ne pouvons pas nous permettre le contraire.”
“Est-ce qu’on a la moindre info sur qui se cache là-dessous ?” demanda Rutledge.
“Pas encore,” répondit Johansson.
“Mais ça ne ressemble pas vraiment au mode opératoire du moindre de nos amis du Moyen Orient,” fit remarquer General Kressley. “Si j’étais joueur, je parierais un joli paquet sur les russes.”
“Nous ne pouvons faire aucune sorte d’hypothèse,” intervint fermement Johansson.
“Étant donné notre récent passé,” rétorqua Kressley, “je dirais que c’est une hypothèse éclairée.”
“Nous sommes une agence de renseignement,” répliqua Johansson à l’autre bout de la table, avec un petit sourire narquois. “Et en tant que telle, nous collectons des renseignements et travaillons sur des faits, pas sur des suppositions ou des intuitions.”
Rutledge fut enthousiasmé par cette jolie blonde qui refusait de se laisser intimider par un général quatre étoiles hautain. Il se tourna vers elle et demanda, “Que proposez-vous, Johansson ?”
“Notre meilleur ingénieur élabore actuellement une méthode pour traquer ce type d’arme. En se basant sur La Havane, je dirais que les auteurs vont certainement rester près de l’eau et cibler une zone côtière. Avec votre approbation, Monsieur, j’aimerais envoyer une équipe des Opérations Spéciales pour les retrouver.”
Rutledge acquiesça lentement. Une opération de la CIA semblait bien préférable à l’idée de sonner le clairon d’une attaque potentielle. La discrétion avant tout , pensa-t-il. C’est alors qu’une idée lui vint, aussi soudaine qu’une ampoule qu’on allume.
“Johansson,” demanda-t-il, “l’un de vos agents est l’homme qui a dévoilé l’affaire Kozlovsky, n’est-ce pas ? Il a trouvé l’interprète et récupéré l’enregistrement ?”
Johansson eut un instant d’hésitation, mais acquiesça de la tête. “Oui, Monsieur.”
“Quel était son nom ?”
“C’était… eh bien, son nom de code est Zéro. Agent Zéro, Monsieur.”
“Zéro. Très bien.” Rutledge se frotta le menton. “C’est lui que je veux là-dessus.”
“Euh, Monsieur… il n’est pas vraiment prêt pour le terrain actuellement. Il est en transition pour redevenir apte aux opérations.”
Le président ne savait pas ce que ça voulait dire, mais ça sonnait comme une excuse ou un euphémisme pour lui. “C’est votre boulot de le rendre prêt, Madame la Directrice Adjointe.” Il n’avait aucune hésitation à ce sujet. Rutledge savait que c’était le bon choix. À lui seul, cet agent avait sauvé l’ancien Président Pierson de l’assassinat, et découvert le pacte secret entre Harris et les russes. Si quelqu’un pouvait retrouver les auteurs et ce machin ultrasonique, c’était bien lui.
“Si je puis me permettre,” dit Johansson, “la CIA dispose de l’un des meilleurs traqueurs au monde. C’est un ancien Ranger, et agent à part entière hautement décoré…”
“Parfait,” la coupa Rutledge, “envoyez-le aussi. Aussi vite que possible.”
“Oui, Monsieur,” dit doucement Johansson en baissant les yeux vers la table.
“Autre chose ?” demanda-t-il. Comme personne ne disait mot, Rutledge se leva de son siège et les quatre autres présents dans la Salle de Crise firent de même. “Tenez-moi au courant et, euh… essayez de profiter de ce jour férié, si tant est que ce soit possible.” Il leur fit un signe de tête et quitta la salle de conférence, les deux agents des Services Secrets s’en allant instantanément avec lui.
Toujours observé. Jamais vraiment seul.
En fait, il réalisa qu’il avait tort à ce propos. En ce moment il ressentait tout l’inverse… Peu importait le nombre de personnes autour de lui pour le conseiller, le protéger, l’orienter dans telle ou telle direction, il se sentait vraiment seul.
Zéro fut réveillé par le soleil qui filtrait à travers les persiennes, chaud sur son visage. Il s’assit et s’étira, se sentant bien reposé. Mais quelque chose ne collait pas : sa chambre était plus grande qu’elle ne l’aurait dû, même si elle lui semblait familière. Au lieu d’un seul bureau face à lui, il y en avait deux, un plus petit que l’autre et surmonté d’un miroir.
Ce n’était pas son appartement de Bethesda. C’était sa chambre à New York… leur chambre, dans la maison qu’ ils avaient partagée. Avant… avant tout ça.
Et quand il tourna la tête lentement, il vit l’impossible : elle était là, allongée près de lui, son oreiller à moitié posé sur son torse, dormant tranquillement en débardeur blanc, comme c’était si souvent le cas. Ses cheveux blonds étaient parfaitement disposés sur l’oreiller et elle avait un léger sourire aux lèvres. Elle avait l’air angélique, rassurée, en paix.
Il sourit en reposant doucement l’oreiller sur le lit, l’observant dormir. Il regarda les contours parfaits de ses joues, la petite fossette sur son menton dont Sara avait hérité : sa femme, la mère de ses enfants, le plus grand amour de sa vie.
Il savait que ce n’était pas réel, mais il aurait voulu que ce soit le cas et que ce moment puisse durer pour toujours. Il tendit le bras et toucha doucement son épaule, faisant courir ses doigts le long de sa peau, jusqu’au coude…
Il fronça les sourcils.
Sa peau était froide. Sa poitrine n’était pas soulevée par sa respiration.
Elle ne dormait pas, elle était morte.
Tuée par une dose léthale de tétrodotoxine, administrée par un homme que Zéro avait considéré comme un ami, un homme que Zéro avait laissé vivre. Et cette décision, il la regrettait tous les jours.
“Réveille-toi,” murmura-t-il. “Je t’en prie, réveille-toi.”
Elle ne se réveillait pas. Elle ne se réveillerait plus jamais.
“Je t’en prie, réveille-toi.” Sa voix se brisa.
C’était à cause de lui qu’elle était morte.
“Réveille-toi.”
C’était à cause de lui si elle avait été assassinée.
“RÉVEILLE-TOI !”
Zéro prit une vive inspiration et s’assit tout droit dans son lit. C’était un rêve. Il était dans sa chambre de Bethesda aux murs blancs vides, avec un seul bureau. Il ne savait pas s’il avait crié pour de vrai ou pas, mais il avait mal à la gorge et un puissant mal de tête était en train d’arriver.
Il poussa un grognement et attrapa son téléphone pour savoir l’heure qu’il était. Le soleil s’était levé, c’était Thanksgiving. Il devait sortir de son lit. Il avait une dinde à enfourner. Il ne pouvait pas s’attarder sur ce cauchemar, parce que ça signifierait s’attarder sur le passé, et s’attarder sur…
Sur…
“Oh mon dieu,” murmura-t-il dans un souffle. Ses mains tremblaient et il avait l’estomac retourné.
Son prénom. Il n’arrivait pas à se souvenir de son prénom.
Pendant un long moment, il resta assis ainsi, regardant partout sur le lit comme si la réponse allait être écrite là, sur sa surface. Mais il n’y était pas, et il ne semblait pas non plus se trouver dans sa tête. Il ne parvenait pas se souvenir de son prénom.
Читать дальше