Frédéric Peeters, journaliste d’investigation, membre éminent du prestigieux réseau EIC.
Camille serait fière de moi.
Éloïse et Alfredo guettent mon arrivée.
— Ça va ?
Je prends l’air dégagé.
— Un truc administratif. Je dois me taper deux semaines de congé si je veux toucher mon pécule de vacances.
Alfredo brandit son mug.
— Mazel tov ! Saint-Tropez ? Marbella ?
Éloïse hausse les épaules.
— Qu’est-ce-que tu racontes ? Alfredo ? Il n’y a que les beaufs qui vont encore à Saint-Trop. Et Marbella, c’est pour les ploucs. Le top, c’est Shikoku, Ispahan ou le Cachemire.
Je m’installe, tends les jambes sous le bureau.
— J’irais bien au soleil. Farniente sur la plage, baignades en mer, cocktails exotiques.
Je jette un coup d’œil aux derniers mails. Mon regard est attiré par un nom. Marc Lekieffre. Il a tenu parole.
Son message ne contient qu’un mot.
Todtnauberg.
— Et pour ça, rien de mieux qu’un petit village isolé dans la Forêt-Noire.
8 h 30. Je me lève, ouvre les rideaux, sors sur le balcon.
Air frais, ciel bleu, soleil radieux.
J’entame mon sixième jour à Todtnauberg, un petit village de montagne encaissé dans une vallée verdoyante, à une trentaine de kilomètres de Fribourg. Mille mètres d’altitude, forêt de sapins, pentes douces et ruisseaux argentés. Un enterrement de première classe.
J’attrape mes jumelles, les pointe vers la maison de Double K.
Dans quelques minutes, ils sortiront pour prendre leur petit déjeuner sur la terrasse. À force de les observer, je connais leurs rituels.
Lao-Tseu, Confucius ou un autre Chinois a dit que la vérité ne vient qu’au troisième pourquoi.
Au moment de nous quitter, Lekieffre a été pris d’un remords, d’un doute, ou du besoin d’en finir. Devant mon insistance à savoir qui était le balafré, il a fini par cracher le morceau.
— Je l’ai revu à Kiev. Son nom est Kurt Krüger, mais on l’appelle Double K. C’est un exécuteur de sales besognes, un tueur à gages, un tortionnaire. Il a commis une série d’exactions en Irak et dans le Donbass, plus quelques meurtres commandités à gauche et à droite, tous grassement payés. Entre deux contrats, il se terre avec sa garde rapprochée dans un petit village de la Forêt-Noire. Sa tête est mise à prix par plusieurs organisations, mais il semble intouchable.
Intouchable est le bon mot.
Seule une longue route en lacet accède au bled. Avant d’y monter, j’ai loué un Ford Kuga à Baden-Baden. Une Golf équipée de plaques belges aurait attiré l’attention. Hormis les amoureux de la flore locale et des bouses de vache, il ne viendrait à l’idée de personne de passer ses vacances ici.
Selon Flavio, le serveur de l’hôtel avec qui j’ai sympathisé, c’est bondé en hiver. Quelques pistes de ski pour les nuls drainent les familles économes.
Pour ce que je suis venu y faire, le Mangler remplit bien son rôle. Quatre étoiles, chambres rustiques, un spa bien équipé et un resto qui tient la route. Avantage non négligeable, il est situé sur le versant opposé au chalet de Kurt Krüger.
La patronne a été surprise de me voir débarquer. Je dois être leur plus jeune client depuis l’ouverture. Étranger et célibataire de surcroît. J’ai baragouiné que je sortais d’une dépression, que j’avais besoin de repos, que je comptais faire quelques randonnées au grand air et profiter de la piscine. Je n’y ai jamais mis les pieds.
En revanche, j’ai fait quelques balades exploratoires, affublé d’un sac à dos, d’un chapeau tyrolien et de lunettes de soleil. Le reste du temps, je suis resté dans ma piaule à étudier les allées et venues du quatuor.
En plus de Double K, du Black et de l’Arabe, un géant blond occupe les lieux. Il quitte rarement le nid. Je l’imagine gardien-cuisinier-homme à tout faire.
Je règle les jumelles, balaie du regard la maison de haut en bas.
Kurt a bien choisi son repaire. Le chalet surplombe le village. Murs blancs, toit de bardeaux, comme dans la chanson. Un jardin ceinture la bicoque. Une terrasse sur pilotis donne sur le sud.
L’endroit est difficile d’accès et offre une vue dégagée sur la route. En cas de coup dur, la France et la Suisse ne sont pas loin. Cela dit, un sniper installé sur le toit de l’hôtel ferait carton plein, ce qui dément l’affirmation de Lekieffre à propos d’un contrat placé sur la tête de Double K.
Un mouvement. La porte s’ouvre. Les quatre hommes sortent, suivis par les deux meufs recrutées hier soir à Fribourg. Côté sexe, ils font plutôt preuve de modération. Ils ne partouzent qu’un jour sur deux.
J’ai un peu plus de deux heures devant moi. Je me douche, m’habille et descends dans la salle du restaurant.
Flavio virevolte d’une table à l’autre. Des couples âgés pour la plupart, un trio de randonneuses retraitées et un veuf solitaire qui tremblote de partout.
— Guten Tag, Herr Fred, café ?
— Jawohl , très fort, bitte .
En principe, ils ramèneront ces demoiselles à Fribourg après le petit déjeuner et remonteront vers 11 heures, après avoir fait le plein de bouffe et d’alcool.
J’avale trois tasses de café, mais ne parviens pas à manger quoi que ce soit, un airbag de camion s’est ouvert dans mon estomac.
Flavio s’inquiète.
— Keinen Hunger ?
— Nein , trop mangé hier soir.
Je remonte et retourne à mon poste d’observation.
Le blond débarrasse la table. Le Black consulte son iPad, les doigts de pieds en éventail.
Quelques minutes plus tard, les deux nanas escortées par Double K et l’Arabe descendent l’allée et se dirigent vers l’un des deux gros pick-up Toyota. Les mecs devant, les femmes derrière, des gentlemen.
Je suis passé plusieurs fois à proximité du chalet pour prendre quelques photos à la dérobée. Une salle de fitness se trouve au rez-de-chaussée. Ils y vont à tour de rôle.
L’après-midi, quand il ne pleut pas, ils tapent le carton ou font un tournoi de fléchettes dans le jardin, hard-rock à fond les manettes. Le soir, ils s’empiffrent, regardent des DVD et se beurrent la gueule, avec ou sans putes.
Dans quelques jours, au mieux dans quelques semaines, ils retourneront travailler. Dure, la vie d’ange de la mort.
Je consulte mes mails. Lekieffre ne sait pas ce que je mijote. Il m’a fait parvenir un message auquel je n’ai pas répondu.
Hier, Raf m’a envoyé le scoop de l’été. Lui non plus ne sait pas ce que je magouille. Il pense que je me repose, que j’ai laissé tomber l’affaire.
J’ai largué Gwen. Je suis soulagé. Ça fait un moment que j’en avais marre, mais je n’avais pas le courage de le lui avouer. J’ai pensé à toi et au train. Sans le savoir, tu m’as aidé. Je te paie un pot pour fêter ça quand tu rentres de vacances.
À 10 h 15, j’éteins mon ordi et me mets en marche. Avant de refermer la porte, je jette un coup d’œil à l’intérieur. Ma valise est ouverte sur le sol, mes vêtements traînent de tous les côtés. Je me regarde dans le miroir de l’entrée. Ma tête de déterré contraste avec la semaine que je viens de passer en altitude.
Je salue la patronne en sortant. Elle stagne derrière son bureau à la réception, jour et nuit. De temps en temps, elle engueule le personnel à distance.
Je grimpe dans le Kuga, descends au village, remonte l’autre versant et passe à hauteur du chalet de Krüger. Je poursuis et me dirige vers la sortie de Todtnauberg. Après trois cents mètres, je m’engage sur le parking aménagé pour les visiteurs de la chute d’eau, vantée comme la plus haute de la Forêt-Noire.
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