— Un fish and chips. » Le Voyageur entendait une télévision dans la pièce à côté.
Elle lui donna une tape en le grondant. « Tu aurais pu en rapporter.
— C’est pas bon, froid. Où est Declan ?
— Il regarde la télé.
— Maman ? lança une voix pâteuse. Maman ? À qui tu parles ?
— C’est Bobby, répondit la vieille. Il est rentré. Il a mangé un fish and chips, mais il n’a rien pris pour nous. »
Le Voyageur passa dans la pièce voisine. Declan Quigley était en train de s’extirper de son fauteuil installé devant la télévision. Il s’arrêta à mi-parcours.
« Declan, dit le Voyageur. Comment va ? Reste assis, ça vaudra mieux. »
À la porte du salon, la vieille demanda : « Tu veux une tasse de thé, mon Bobby ?
— Ça serait pas de refus », répondit le Voyageur. Quand elle eut regagné la cuisine de son pas traînant, il se tourna vers Quigley. « C’est qui, Bobby ? »
Quigley se laissa retomber dans le fauteuil. « Mon frère », répondit-il d’une voix tremblante. Une bouteille de vodka à moitié vide et un verre étaient posés sur une petite table près de lui. « Les Anglais l’ont tué il y a vingt ans. Elle prend tous les hommes pour Bobby. Sauf moi. Qui êtes-vous ?
— Peu importe. » Le Voyageur s’approcha d’un pas.
« Je savais que ce n’était pas fini, soupira Quigley, accablé. Les trois gars qui ont sauté sur leur bombe, et Kevin Malloy l’autre nuit… Aux infos, ils ont parlé d’un cambriolage, mais j’y ai pas cru. »
Le Voyageur plongea la main dans sa poche.
« Non ! » Quigley leva les mains. « Attendez ! J’ai rien dit à personne. Je sais ce qui s’est passé, j’ai tout vu, je sais que cette histoire de règlement de comptes, c’est du bidon. J’aurais pu aller trouver les autorités pour leur raconter. J’aurais gagné une fortune, assez d’argent pour m’occuper de ma mère. Mais je l’ai pas fait. Je l’ai bouclée. Je ne mérite pas ça. »
Le Voyageur songea un instant à répondre pour lui expliquer comment les choses fonctionnaient. Mais à quoi bon ? Il soupira et sortit le couteau de sa poche. La lame jaillit sans bruit. Mieux valait agir discrètement.
Quigley but une gorgée de vodka au goulot, puis toussa. « Je ne mérite pas ça, répéta-t-il en reposant la bouteille sur la table. Ce n’est pas juste. »
La voix aigrelette de la vieille s’éleva dans la cuisine. « Tu veux un biscuit, mon Bobby ?
— Oui, s’il te plaît », répondit le Voyageur.
Quigley se ratatina dans son fauteuil. « Je suis fatigué, dit-il. Tellement épuisé. J’ai pensé à m’enfuir. Mais alors, qui s’occuperait de ma mère ? Du coup, je reste assis là, à attendre. Je ne dors plus depuis des mois. Je ne mange rien. J’ai perdu dix kilos. J’aurais dû tuer Gerry Fegan… En tout cas, essayer.
— Pourquoi tu ne l’as pas fait ?
— J’ai pas été capable. » Quigley se mit à pleurer. « J’avais trop peur. Il était trop… fort.
— Fort ? »
Quigley fixa ses mains qui tremblaient. « Comme s’il était invulnérable. Que rien ne pouvait l’arrêter. Et que celui qu’il avait décidé de tuer allait mourir, obligatoirement. J’avais jamais vu ça de ma vie. » Il releva la tête et regarda le Voyageur. « Et là, c’est pareil. Promettez-moi que vous ne la toucherez pas.
— D’accord. »
Quigley insista. « Promettez-le-moi.
— Je ne la toucherai pas, dit le Voyageur. Je le jure devant Dieu. »
Quigley déboutonna le col de sa chemise, écarta le tissu pour dénuder sa gorge et renversa la tête en arrière. « Allez-y, vite.
— Non, pas la gorge. Ça pissera le sang. Sur le tapis de ta maman, sur les murs, partout. Ferme les yeux. Je vais faire mieux. »
Quigley laissa retomber sa tête en avant. Il pleurait. Les larmes mouillaient sa chemise. « Quel merdier, tout ça.
— Tais-toi maintenant. Ce sera rapide, je te promets. Ferme les yeux. »
Quigley obéit et s’agrippa aux accoudoirs. Il haletait. Puis il gémit. Le Voyageur prépara son couteau en tordant le poignet et se pencha sur le fauteuil. Quigley inspira, bloqua sa respiration. Le Voyageur frappa un premier coup, un deuxième, un troisième, en enfonçant chaque fois la lame jusqu’à la garde.
Quigley exhala un faible râle qui s’acheva dans un accès de toux. Une rose rouge s’étala sur sa poitrine.
La vieille femme hurla « Bobby ! » et planta une aiguille à tricoter dans le bras du Voyageur.
Lennon prit une douche brûlante et se frotta jusqu’à en avoir la peau rougie pour arracher la saleté, la réduire à un petit noyau dur qu’il enfouit au plus profond de lui-même de sorte qu’il le sentait à peine. C’était toujours pareil. Il savait qu’après, il se détesterait et se promettrait de ne jamais recommencer. Pendant un jour ou deux, il serait rongé par la culpabilité, puis il réussirait à s’en débarrasser et à se pardonner.
Chassant de son esprit l’image de la jeune étudiante écossaise, qui feignait clairement le plaisir avec des soupirs et des gémissements aussi transparents que ses dessous, il se remémora les paroles de Roscoe Patterson. Lennon connaissait bien Patsy Toner, pour avoir interrogé un certain nombre de voyous en sa présence. C’était une ordure de première qui se présentait comme un défenseur des droits de l’homme. En réalité, le droit d’être payé était le seul qui lui importait.
À présent que ses pensées se tournaient vers Toner, Lennon s’avisa qu’il ne l’avait pas vu depuis un certain temps, ni en salle d’interrogatoire ni au tribunal. Il semblait logique d’en attribuer la cause au meurtre de Brian Anderson. Quand le flic véreux fut retrouvé mort dans la voiture qu’il avait empruntée à Toner, puis après le bain de sang près de Middletown, le parti s’empressa de mettre à distance l’avocat et les autres laquais de Paul McGinty. L’activité de Toner en relation avec les droits de l’homme avait forcément accusé une baisse, mais il restait encore à défendre une foule de petits truands et de malfaiteurs en tout genre. Qu’il conservât ou non le soutien du parti, Patsy Toner était un avocat en vogue, connu du procureur et des tribunaux.
Mais Lennon aurait été bien en peine de dater sa dernière rencontre avec le petit homme maigrichon et sa ridicule moustache. Une bonne raison d’aller le trouver.
Il arrêta l’eau, sortit de la douche emplie de vapeur, se sécha et enfila un peignoir. La salle de bains, petite mais superbement aménagée dans la chambre, était ce qui l’avait décidé à prendre cet appartement. Ça, et la vue sur la rivière. Tout en s’essuyant les cheveux avec une serviette, il se rappela, comme chaque fois, ses pleurs d’enfant lorsque sa mère le frictionnait vigoureusement après le bain.
Sa mère.
Il n’était pas allé la voir à la maison de retraite depuis près d’un mois. Quelle importance pour elle, de toute façon ? Peut-être se rendrait-il à Newry demain matin. Même en prévenant un peu tard, cela n’empêcherait pas qu’on observe le rituel. Il enverrait un texto à sa sœur cadette, Bronagh, pour préciser l’heure de son arrivée, et ne recevrait aucune réponse. Si nécessaire, les autres membres de la famille reporteraient leur visite sans se manifester. Le système convenait à tout le monde.
Lorsque la mère de Lennon entendit courir le bruit que son frère Liam s’était engagé avec d’autres jeunes du quartier pour défendre la cause, elle le supplia de renoncer. Il se retrouverait en prison, affirmait-elle, ou pire, serait tué par les policiers ou par les Anglais.
Liam la laissa parler en se contentant de sourire, puis la prit dans ses bras. Elle ne devait pas écouter les rumeurs, dit-il. Il n’avait aucune envie de se battre. Bien sûr que non. Il travaillait pour un mécanicien spécialisé dans la réparation du matériel agricole. Il avait un avenir. Pourquoi irait-il le gâcher avec ces conneries ?
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