— Épargne-moi les détails.
— T’as raison, dit Roscoe avec une mimique dégoûtée. Pourtant, il y a pire. Si tu savais ce qu’on entend dans ce milieu. »
Lennon s’appuya contre le dossier de Roscoe. « Je n’en doute pas. Mais quel est le rapport ? »
Roscoe haussa les épaules. « Je ne sais pas ce que ça vaut… En tout cas, elle m’a raconté qu’une fois il s’était pointé complètement bourré. Il ne se contrôlait plus et répétait en boucle que ce n’était pas fini, qu’ils ne lâcheraient pas le morceau, et qu’un jour ou l’autre lui aussi allait y passer. »
Lennon se redressa. « C’est vrai ? »
Roscoe sourit. « Qu’est-ce qui est vrai ? Je ne t’ai rien dit. » Il retourna à son jeu. « Je ne suis pas ta balance. Allez, file voir ta poulette maintenant, sinon elle va commencer à s’ennuyer. »
Lennon tapota l’épaule massive de Roscoe. « Merci. »
Il ressortit dans le vestibule. Un mince rai de lumière filtrait sous la porte de la chambre. Lorsqu’il frappa, le battant s’ouvrit. Elle avait des cheveux châtains qui lui tombaient sur les épaules et sentait le savon.
« Pose cent livres sur la commode, chéri, dit-elle en souriant, avec un accent écossais. Ensuite, on discutera des options. D’accord ? »
Ils se tenaient face à face, et Lennon s’obligea à la regarder dans les yeux. « Roscoe et moi, on a un deal. »
Elle se dressa sur la pointe des pieds pour lancer par-dessus l’épaule de Lennon : « Roscoe ?
— Fais tout ce qu’il veut, répondit Roscoe depuis le salon. Je te réglerai en conséquence, t’inquiète pas. »
Une expression que Lennon ne sut déchiffrer se peignit sur les traits de la fille. Mépris, tristesse ? Puis son visage s’éclaira à nouveau, comme baigné par la lumière qui s’allumait dans ses yeux, et sur ses lèvres apparut un sourire qui aurait fait fondre une pierre. « Bon. Alors, qu’est-ce que tu veux, mon chou ? » dit-elle.
Quelques mois auparavant, l’ancien chauffeur de Paul McGinty, Declan Quigley, avait sauvé la vie de Bull O’Kane en traînant son énorme masse jusqu’à une voiture avant de foncer à l’hôpital de Dundalk. Pourtant, O’Kane voulait l’éliminer. Mais le Voyageur ne cherchait pas à comprendre.
Quigley vivait avec sa mère dans un bâtiment de brique rouge comportant quatre appartements répartis sur deux étages, aux abords de Lower Ormeau. Le Voyageur fit le tour du pâté de maisons. Ici, à la différence de chez Marie McKenna dans Eglantine Avenue, il ne pouvait pas se garer sans qu’on le remarque. Tout le monde se connaissait, et un étranger attirerait immédiatement l’attention sauf s’il ne faisait que passer.
Un groupe d’une quinzaine de jeunes errait dans les rues en s’approchant peu à peu de Donegall Pass, qui marquait la frontière avec le territoire des loyalistes. Ils cherchent la bagarre, songea le Voyageur. Et ils vont sans doute la trouver. Il fit demi-tour pour regagner la rue de Quigley.
La mère perdait la boule, avait expliqué le Bull, elle ne comprenait plus rien à rien. Pas question d’y toucher, même si elle était témoin. Il avait insisté sur ce point et le Voyageur comptait bien honorer sa promesse.
Il gara la vieille Mercedes dans Ormeau Road, le long d’une clôture derrière laquelle on construisait un lotissement à la place d’un ancien terrain de sport. Ça faisait une trotte, à pied, jusqu’à la maison de Quigley, mais c’était l’endroit le plus discret qu’il pût trouver. Il se mit en route, gardant la tête basse, en évitant de croiser le regard des rares passants.
Il marcha jusqu’à Ormeau Bridge, puis longea la rivière en direction du nord. Le Bull lui avait indiqué combien de rues perpendiculaires il devrait croiser, et il se concentrait pour ne pas se tromper. Une sirène de police retentit du côté de Donegall Pass, suivie d’un concert d’acclamations. Apparemment, les jeunes en quête de bagarre avaient fait mouche.
Il tourna dans l’étroite ruelle qui passait derrière chez Quigley. La septième maison à partir de la rivière, avait expliqué le Bull. Rasant le mur, il compta les portails et remonta la sente où la lumière pénétrait à peine. Il avançait avec précaution pour éviter les détritus, sacs en plastique et paquets de cigarettes vides qui jonchaient le sol. Il se figea quand il heurta une cannette en métal. Un chien aboya à l’intérieur d’une maison. Une fois l’animal calmé, le Voyageur repartit.
Une sirène hurla dans Ormeau Avenue. Il vit une voiture de police passer en trombe devant la ruelle. Un instant plus tard, il entendit des crissements de pneus, des exclamations de victoire et les rires de garçons essoufflés. Pressant le pas, il atteignit le portail arrière de Quigley et poussa le vantail en bois peint. Il se glissa dans la courette en jetant un coup d’œil à l’entrée de la sente. Deux jeunes s’arrêtèrent en dérapant sur leurs baskets avant de s’y engouffrer.
Le portail que le Voyageur referma derrière lui, aussi haut que le mur, le dissimulerait aux regards mais ne comportait pas de verrou. Il écouta la course précipitée des garçons.
« Vite, ils arrivent !
— Putain, faut se planquer ! »
Le Voyageur les entendit essayer plusieurs portails. Il n’eut pas le temps de bloquer celui de Quigley. Les jeunes se précipitèrent dans la cour.
Il mit le premier à terre en lui envoyant un coup de poing dans la tempe. L’exclamation du garçon fut stoppée net quand sa tête heurta violemment le sol de brique. L’autre trébucha et atterrit aux pieds du Voyageur, lequel se jeta sur lui, l’étala à plat ventre, et avant même que le cri ne sorte, lui passa un bras autour du cou pour l’étrangler. Le jeune ne se débattit pas longtemps.
Le Voyageur se releva et cala son dos contre le portail. Des pieds chaussés de lourdes bottes avançaient dans la ruelle, accompagnés de voix graves et d’interférences radio.
« Non, ils ne sont pas là. »
Un grésillement inaudible se fit entendre, tandis que les pas se rapprochaient.
« Va savoir… Peut-être du côté de Balfour Avenue. »
Les portails que les policiers essayaient d’ouvrir tremblaient sur leurs gonds. Le Voyageur appuya plus fort contre le bois dont la peinture s’écaillait.
« On ne les trouvera pas, et j’ai pas envie de courir toute la nuit. Je suis trop vieux pour ces conneries. »
Le Voyageur sentit une poussée dans son dos. La radio grésilla.
« Pas question, dit la voix de l’autre côté du mur. Je retourne à la bagnole. »
Les pas repartirent en direction de Ormeau Road. Le Voyageur se pencha sur les garçons. Ils respiraient tous les deux, mais celui qu’il avait frappé en premier saignait abondamment. L’autre ne tarderait pas à se réveiller avec un mal de tête épouvantable. Il fallait agir vite. Il s’approcha de la porte arrière et jeta un coup d’œil par la fenêtre de la cuisine. Une vieille femme en peignoir se tenait debout devant une boîte à biscuits en fer-blanc, le regard fixe. À voir les mouvements de sa bouche, on aurait dit qu’elle essayait de se rappeler les paroles d’une chanson.
La vieille leva les yeux au bruit qu’il fit en tournant la poignée, mais la porte était verrouillée. Elle s’approcha et tourna la clé. Après avoir ouvert, elle regarda le Voyageur d’un air étonné. « Bobby, chéri. Où étais-tu passé ? demanda-t-elle.
— Je suis allé faire un tour.
— Un tour où ?
— Juste un tour, répondit le Voyageur. Je peux entrer ? »
La vieille femme s’effaça devant lui. Elle lui toucha le bras au passage. « Tu as raté le dîner, chéri.
— J’ai mangé quelque chose dehors.
— Ah oui ? Quoi donc ?
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