Le gardien fit tinter son trousseau.
— C'est ça que je voulais vous dire ! Cet appartement, il n'est plus habité depuis plus de quinze jours !
Les bras m'en tombèrent au sol. Plus un seul meuble, des pièces mortes, des murs nus.
— C'est… c'est pas possible ! Il y a une petite fille ! Elle vit ici !
Le jeune se gratta les cheveux, l'air ennuyé.
— Ça, ça m'étonnerait beaucoup… Comment s'appelle-t-elle ?
— Je n'en sais rien ! Elle doit avoir dix ans, cheveux bruns, yeux noirs ! Elle se balade souvent avec des chaussures rouges !
Je tournai un robinet. Eau coupée.
— Ça m'aide pas beaucoup, ce que vous me chantez là ! J'ai six immeubles à gérer, plus de cinq cents familles ! Vous imaginez le délire ? Des mouflettes avec cette description, il en existe des dizaines et des dizaines. Vous devriez peut-être interroger les autres locataires…
Je le remerciai et frappai chez des voisins. Cinq, six, huit, neuf. Réponse identique. Jamais vue. Mystère et boule de gomme.
Dix heures du matin. Willy avait squatté mon canapé, ses yeux explosés plus tout à fait en face des trous. Il grogna un coup quand je le flanquai dehors et refermai à double tour. Mes os me faisaient horriblement mal, mes jambes imploraient grâce, quelques bleus tapissaient ici et là mon corps épuisé. Quant à ma tête… Misère…
Je m'écroulai sur mon lit, pas douché ni changé, hors service. La mort claquait de tous les côtés. La péniche, les Tisserand, cette petite, à la violence incompréhensible. Je bouillais dans mes draps. De quelle sombre tanière sortait l'enfant au cœur à droite ? Elle m'avait épié dans mon sommeil. Elle m'avait tailladé au couteau. Elle me haïssait autant qu'elle semblait m'aimer… Ma porte… Ma porte, toujours… ouverte. Pourtant… j'étais… certain de…
… Le… Diable…
Je me réveillai sans violence, au milieu d'une literie chiffonnée et de la chaleur écrasante. Le radio-réveil indiquait dix-sept heures vingt et une. Sept heures d'un sommeil au plomb bien trempé, le tout sans somnifères, antidépresseurs et trains qui vrombissent. Un miracle.
Après avoir ingurgité mon traitement antipaludéen, je me traînai sous la douche, où une eau tempérée me fouetta l'échiné. Une énergie nouvelle connecta mes premiers neurones et, dans cette tiédeur apaisante, je ressentis une forme de bien-être presque oubliée. Je m'attardai sous le jet une bonne demi-heure.
Le soleil glorifiait la terre, par la fenêtre du salon, flattant mes belles locomotives d'un voile doré. Je versai une goutte d'huile dans les tenders des vapeurs vives, lustrai leurs bielles d'un coup de chiffon précis avant de les élancer sur les rails. Le week-end, j'aimais à m'occuper d'elles, avec ces manières de gosse, jusqu'à les entendre siffloter de plaisir. Si Éloïse pouvait voir ça…
Armé d'un paquet de biscuits, d'un bol de café, de papier et des photos de l'intérieur de La Courtisane , je m'installai au cœur de cette effervescence métallique, entouré par les tunnels, les montagnes, les prés animés par leurs vaches tranquilles. Avec minutie, j'étalai les pièces importantes de l'enquête. Le message, gravé dans l'église. Les photos des Tisserand, dans leur vie et dans leur mort. Les gros plans sur les scarifications de Maria, sur son visage aussi, piégé dans la terreur des dernières secondes. Le poster du Déluge, avec ses cinquante-deux identités, les fusains… Puis j'inscrivis, en grand sur des feuilles séparées, tout ce qui me venait à l'esprit… Déluge, Apocalypse, Bible, châtiment, importance du « sept ». Sept sphinx, sept trompettes, sept fléaux… Je tirais des flèches, dressais des lignes, entourais des termes, posais des interrogations…
Petit à petit, l'espace se couvrit de mes écritures, mes ratures, mes allers-retours de pensée. Mon cerveau carburait à la drogue pure du bon flic…
Je portai ma tasse de café aux lèvres mais stoppai brusquement mon mouvement. Tu devras te méfier de tout… avait averti le Black aux cheveux de spaghetti. Je m'emparai d'un autre papier, notai : La petite ? La chambre 7 ? puis bus mon petit noir d'un trait.
Mon attention se focalisa alors sur les dizaines de dessins que m'avait envoyés par e-mail le technicien. Le coup de patte était gracieux, ce salopard ne manquait pas de talent. Mais ses assauts de mine étaient horriblement macabres, tournés vers la souffrance et le repli. On sentait sur le trait la pression des phalanges, la tension d'une main mauvaise. On devinait même, à certains endroits, les pointes de crayon brisées par l'insistance. Après tout, ces illustrations ne représentaient que la mise à plat d'un esprit malade.
Très vite, des thèmes récurrents surgirent. Le sombre du ciel, gonflé de nuages déchirés. La présence des insectes, qui se disputaient soit le thème principal — des mouches butinant entre les côtes d'un squelette, des fourmis dans les entrailles de deux cadavres en décomposition — ou qui apparaissaient en second plan, sur une fenêtre, un drap, une ampoule.
Il y avait aussi ces deux hommes soudés par la tête, avec leurs doigts crochus, leurs dents pointues, martyrisant un enfant recroquevillé qu'on ne voyait que de dos.
Ce môme… Pouvait-il s'agir de l'assassin ?
D'autres croquis représentaient une très jolie femme, à la chair pure et d'un blanc pieux, mains et pieds entravés par des cordes, reliées aux extrémités d'un vieux lit en fer. Sur son sexe rasé, le tatouage d'un nœud, une espèce de nœud marin, et des multitudes de plaies sur sa poitrine, en forme de croix, alignées comme des marques sur un calendrier. Un corps stigmatisé.
Chaque reproduction de cette captive présentait des similitudes — chambre sinistre, privée de fenêtre, au plafond bas, très bas — seule l'expression changeait, virant de la colère à la terreur, et de la terreur à la tristesse. Jamais une once de joie. Noirceur et ténèbres.
Je m'enfilai trois ou quatre biscuits, fis rouler ma nuque. Je vieillissais, mes jambes s'endolorissaient encore des jours précédents. La traque du Mexicain, puis celle dans Haxo, sans oublier les kilomètres dans la forêt, à se tordre les chevilles. Oui, je vieillissais et je n'osais imaginer la tristesse de ma vie dans quelques années, sans compagne, enfants ni petits-enfants. Un bien lugubre avenir…
Des minutes… Des minutes à me souvenir d'elles… Suzanne, Éloïse… Impossible d'obtenir des images claires, silencieuses. À chaque fois, le crissement des freins, leurs bouches hurlantes… Seigneur… Une larme.
Retour aux esquisses, que je parcourus encore et encore. Un détail m'interloqua soudain, un détail que je n'avais pas distingué jusque-là. Je plissai un peu les yeux, découvrant, à l'arrière-plan, derrière le lit de la femme attachée, une glace renvoyant un visage très flou, tout juste suggéré. Un visage enfantin. Un môme tapi dans l'un des coins de la pièce.
Le sel de l'excitation gagna mon palais. Je fouillai dans les autres planches, mes pupilles se contractèrent, dissociant le blanc du noir, le visible de l'évoqué. Comme une illusion d'optique, la figure apparut encore. Très, très habilement dissimulée. Dans le carreau d'une fenêtre, fondue parmi les nuages agités. Puis ici, réfléchie par le marbre d'un caveau. Et là de nouveau, sur la surface d'un lac où s'écrasait une cascade. Jamais un regard direct, franc, parfaitement visible. À chaque fois, des reflets cachés.
Ces yeux de gosse lui appartenaient, ces fusains ramenaient à la surface ses traumatismes passés. Aujourd'hui comme alors, le tueur ne supportait pas qu'on le regarde en face. Les posters lacérés. Viviane, morte avec les paupières bandées. Sa fille, violée dos à son agresseur. Le miroir, installé au plafond de la cale.
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