Sharko sentit une connexion s’établir : cette scène lui évoquait quelque chose dans sa composition, sa dramaturgie, mais il était pourtant sûr de ne jamais avoir entendu parler de cette histoire de requins.
— Pourquoi Willy est allé fouiner là-bas ? Je n’en sais rien. Quel était le rapport avec les milieux radicaux de Paris, avec les satanistes ou autres espèces de groupements extrêmes sur lesquels il semblait enquêter ? Et en quoi cela constituait-il une ultime piste ? Impossible de savoir.
Ses yeux exprimaient un trop-plein de regrets.
— C’est… C’est la dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles. Jusqu’à ce coup de fil de désespoir d’il y a trois semaines… Et votre présence, aujourd’hui, pour…
Une profonde inspiration lui permit de retenir une nouvelle décharge émotionnelle. Sharko lui laissa le temps de se reprendre, puis lui montra une photo de Ramirez.
— Est-ce que vous connaissez cet homme ?
— Non.
— Il vous a parlé de la signification de « Pray Mev », tatoué sous son pied ? De l’existence d’un groupe sataniste ?
— Non, non. Je vous le dis : je ne sais rien. À partir du moment où Willy a mis les pieds là-dedans, il a verrouillé sa vie et s’est coupé de tout. Il est devenu un loup solitaire.
Le flic ne lâcha pas l’os. Il fit glisser d’autres photos devant lui : celles du bureau de la maison de Frontenaud.
— Quelqu’un a pénétré par effraction dans la maison de ses parents, le soir de sa mort. Quand son père est rentré de Floride deux jours plus tard, il a signalé aux gendarmes que rien d’important n’avait été volé, il y avait pourtant des objets de valeur dans la demeure. Regardez bien. Est-ce que vous pensez que quelqu’un est entré dans le bureau de Willy pour y dérober quelque chose ?
Elle observa les clichés avec attention, puis les reposa devant elle.
— C’était vrai que tout était bordélique dans son bureau, peut-être même à ce point-là. Mais Willy menait aussi ses recherches depuis cet endroit et il n’était pas vraiment du genre organisé. Ça ne l’empêchait pas de savoir où il allait. Normalement, vous auriez dû retrouver des bouquins sur le satanisme, sa documentation peut-être. Et j’y pense, vous avez son ordinateur ?
Sharko secoua la tête.
— Je sais qu’il stockait ses données sur un serveur distant. Peut-être qu’il y a transféré toutes ses recherches ? À l’époque, il l’utilisait ici, au stage. Mais ça remonte à deux ans et…
— Et vous avez l’adresse du serveur ?
— Je crois. On n’efface jamais les historiques des navigateurs. Ça remonte à un bail, mais… Laissez-moi jeter un œil. Il était installé là-bas, à ce poste. Le parc informatique n’a pas été changé depuis…
Elle se dirigea vers l’ordinateur en question et se mit à pianoter plusieurs minutes. Son visage se crispa.
— Oui, elle est là, tout au fond de l’historique du navigateur. Je connais son nom d’utilisateur, c’est wCoub1987, avec le « C » en majuscule. Par contre, le mot de passe, je n’en sais rien du tout.
Sharko nota toutes les informations sur son carnet.
— Nos experts devraient réussir à le trouver.
Il allait ranger les photos quand elle posa sa main sur l’une d’elles.
— Attendez. Les tableaux…
Elle pointa l’un des coins du bureau.
— Quand j’y suis allée en août, il y avait trois ou quatre des tableaux étranges posés les uns à côté des autres, contre ce mur. Je m’en souviens… Quand j’ai demandé ce que c’était, d’où il les tenait, il m’a dit de ne pas me mêler de ça.
— Et vous vous rappelez ce que ces tableaux représentaient ?
— Je… Je ne sais plus vraiment. Je crois que… oui, sur l’une de ces toiles, il y avait une femme devant un crocodile. Puis… des têtes coupées, suspendues à des arbres. C’était assez grossier, comme des peintures rupestres.
Une étincelle sous le crâne : Sharko comprit pourquoi l’image du plongeur face aux requins lui avait parlé. Il avait vu ce genre de scène — l’homme défiant l’animal — quelques jours plus tôt. Ces fameux tableaux disparus, les techniciens de l’Identité judiciaire les avaient remontés de la cave de Ramirez.
Sharko se leva et rangea son carnet.
— On va vous convoquer au 36. Vous raconterez tout de manière plus officielle, d’accord ? Et ne parlez de cela à personne, n’appelez pas le père, on est juste en train de le mettre au courant.
Il lui donna une carte de visite, la remercia et regagna sa voiture. Pourquoi Ramirez avait-il dérobé ces tableaux ? Sur quoi le jeune homme avait-il mis le doigt ?
Dans l’habitacle de son véhicule, Sharko chercha les vidéos du carnage sur Internet et en dénicha une. Il s’efforça de la visualiser. Sept mille six cent quatre-vingt-dix-huit vues. Mon Dieu… Il avait déjà vu pas mal d’horreurs dans sa vie, mais là, cet homme qui se faisait mettre en pièces par des requins… Que lui était-il passé par la tête ? Pourquoi choisir cette façon abominable de mourir ?
Il reprit la route, secoué, direction le sud de Paris. En chemin, il contacta le service de la cybercriminalité et transmit les informations fournies par la jeune femme. Il faudrait cracker le mot de passe, ce qui pouvait prendre du temps, mais avec à la clé peut-être l’ensemble des recherches de Coulomb. Il raccrochait à peine quand il reçut un coup de fil. Nicolas…
— Franck, ça m’est venu devant le bulletin météo du 13 heures : les villes sur la carte de France ! Des points sur une carte ! Je crois que j’ai trouvé à quoi sert le calque. T’es au 36 ?
— Non, je vais chez Ramirez. Un truc à vérifier. J’ai pas mal de nouveau de mon côté.
— Je m’habille, je file au bureau prendre le calque et je te rejoins chez Ramirez, c’est justement là-bas que ça se passe. Prie pour que j’aie pas raison…
Debout dans le salon de Ramirez, portable calé à l’oreille, Sharko sortit les quatre tableaux d’un sac-poubelle et les adossa au mur. Il répondit à un nouvel appel.
— Merci de me rappeler, Jacques. Alors ?
— Je viens de raccrocher avec les gendarmes de Louhans. Ils étaient deux pour constater le jour du cambriolage. Ces histoires de dossiers ou de papiers qui concerneraient des recherches en rapport avec le satanisme ou ce genre-là ne leur disent rien. Mais je crois que, le jour des constates, ils n’ont pas pensé à regarder en détail le contenu du bureau. J’ai informé le boss, il est en ligne avec les gendarmes de Dijon en ce moment même. Ils se chargent d’identifier scientifiquement Willy Coulomb, et ils lancent la fouille officielle de la baraque à Frontenaud. S’il y a des choses à trouver, ils les trouveront.
— Parfait. Et la confrontation Mayeur/Layani, qu’est-ce que ça a donné ?
— Rien de neuf. Ramirez emmenait Mayeur là-bas pour les tatouages et les scarifications, mais le tatoueur faisait le job et ils repartaient aussi sec. Il n’a jamais entendu Mayeur ouvrir la bouche, c’est Ramirez qui commandait. Point barre. On a emmené le tatoueur pour qu’il nous fasse un portrait-robot de l’individu aux lunettes, mais ça ne donne rien de satisfaisant. Autrement dit, c’est inexploitable. Désolé pour les mauvaises nouvelles.
Une piste qui partait en vrille. Sharko raccrocha et s’intéressa aux quatre tableaux. Des œuvres sombres, tourmentées, peintes avec des nuances de rouge qui finissaient par virer au noir. Juliette Delormaux avait raison, ces peintures ressemblaient à celles qu’on pouvait découvrir sur les parois des grottes. Il observa la posture de cet homme face à un fauve en position d’attaque, ou celle de la femme qui approchait ses deux mains de la gueule d’un crocodile. Sur un autre tableau, un homme chutait d’un immense arbre en pleine jungle, mais un détail ne cadrait pas avec la dramaturgie de la scène : alors qu’il était sur le point de s’écraser au sol, son visage demeurait paisible.
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