— Où tu vas comme ça ?
— Je vais essayer d’atteindre la route. De dénicher sa voiture.
— Hors de question !
— Bonne idée, approuva Arthur. Nous n’avons trouvé aucun papier sur elle, pas de portefeuille… Si vous pouviez les récupérer, de même que des vêtements.
— Hors de question, j’ai dit !
Adeline donna les clés du 4x4 à David. Elle lui tendit également son couteau, avec le fourreau.
— Prenez ceci… Au cas où…
David s’empara avec précaution de la ceinture de cuir. Qu’est-ce qu’Adeline pouvait bien faire avec une arme pareille ?
— Pas question que tu t’aventures seul là-bas ! gronda Cathy, tout en nettoyant les plaies. C’est complètement stupide ! Il suffit de la réveiller, et de lui demander ce qui s’est réellement passé !
— Si tu continues à crier ainsi, c’est sûr qu’elle va se réveiller ! Laisse-la se remettre, elle est morte de fatigue ! En plus, elle ne parle peut-être pas français… ni anglais. Quelqu’un comprend l’allemand, ici ? Moi, je sais à peine compter jusqu’à dix.
— Quelques mots, j’ai appris sur le tard, répondit Adeline.
— Moi je le comprends, enfin je le lis plutôt, fit Arthur.
— David ! Tu ne partiras pas seul ! répéta Cathy d’un ton sans équivoque. Tu as compris ?
— Je peux l’accompagner, proposa Adeline. À deux on…
— Ça va pas la tête ?
David s’approcha de son épouse et l’embrassa tendrement.
— Ne t’inquiète pas ma puce. Je reviens dans une heure, maximum… Fermez bien derrière moi.
Cathy l’accompagna jusqu’à la voiture avant de rejoindre Adeline, partie préparer la soupe et le déjeuner dans la cuisine. Arthur était resté dans la chambre auprès de la jeune femme.
Soudain, elle émergea.
Vivante. Elle était vivante.
Cathy, le nez sur la vitre, regardait le merle au ramage de jais qui sautillait sur la neige, collectant les dernières miettes de pain. A ses côtés, Adeline malaxait des pommes de terre cuites, qu’elle pétrissait ensuite dans la farine. Elle brisa le silence.
— On pourrait peut-être arrêter de se faire la tronche, non ? Parce que moi, après ce qui vient de se passer, je vais devenir folle.
Ça va bientôt faire vingt minutes… soupira Cathy.
— Vingt minutes… Tu voudrais qu’il soit revenu avant même d’être parti ! Tu le surveilles toujours comme ça ?
— C’est que… David n’a pas vraiment conscience du danger. Enfin, ce n’est pas ce que je voulais dire… Il en a conscience, bien sûr, mais… la mort ne l’effraie pas…
— Le genre à secourir une mamie agressée par cinq lascars armés ?
— Exactement… répondit Cathy avec un sourire forcé. Adeline hocha la tête.
— Tu me diras, c’est normal, avec son métier. La mort devient… une amie, en quelque sorte.
— Tu parles… Son père est décédé dans un accident de voiture, il n’avait même pas quinze ans. Quant à sa mère…
Fauchée par la maladie. En fait, il n’a pas réellement de famille… Des oncles, des tantes, mais il ne les fréquente pas. Quand il était petit, ses parents n’ont pas cessé de déménager…
— Les miens c’est pareil, répondit Adeline. Durant toute mon enfance. C’est dur de ne pas avoir d’attaches.
Cathy plongea les mains dans les poches de son jean, rentrant la tête entre les épaules.
— J’ai l’impression qu’il cherche quelque chose derrière tous ces cadavres… Jour après jour, il inventorie les habitudes de la mort, il établit ses mouvements et ses horaires, un peu comme toi tu cuisines… Exactement ce qu’il fait de nouveau ici, avec ces carcasses… C’est… C’est ce qui me fait le plus peur chez lui, cette ambiguïté… Et j’ai le sentiment de la retrouver chez Doffre.
— Ce qui explique pourquoi ils sont si proches… Cette fascination pour l’inconnu, pour l’extrême…
Adeline se frotta les mains sur un torchon et s’approcha de la fenêtre.
— Son métier… Vous n’en parlez jamais ?
— Jamais… Quand il rentre, il va s’enfermer en haut, devant son ordinateur. Je tente bien de lui demander comment s’est passée sa journée, mais…
Elle secoua la tête.
— … Ça peut paraître étrange mais c’est comme s’il cherchait à protéger ses défunts. Il ne veut pas les déshonorer en parlant des disgrâces, des cicatrices qu’il a relevées sur leurs corps. De ces secrets qu’ils ont conservés de leur vivant et qu’ils ne peuvent plus dissimuler. Un tatouage, un piercing, un stérilet… Il les respecte trop. En discuter, c’est comme violer leur intimité. Tu comprends ?
— Bien sûr…
— Je sais pas pourquoi il fait ce boulot. Son père était commercial. J’ai tout juste connu sa mère, avant qu’elle… qu’elle ne sombre dans la maladie. Elle était… si différente de son fils ! Jusque sur son lit de mort, elle m’a suppliée de l’éloigner de ce métier. Suppliée, tu imagines ?
— Mais pourquoi ?
— Je ne sais pas trop… Elle sentait comme… des entités néfastes rôder autour de son fils. C’était… complètement dément…
Le carreau s’embuait de son souffle tiède.
— Mais qu’est-ce qu’il fout ?
— Il va revenir !
— Avant d’arriver ici, durant le trajet, je me suis imaginée perdue au cœur de cette forêt immense. Moi aussi, j’aurais tout fait pour m’en sortir. Marcher, et marcher encore, sans jamais m’arrêter. Aller au bout, même si j’imagine que l’espoir, à un moment, doit forcément s’évanouir et que la mort devient préférable, presque tentante. David m’a expliqué qu’on ne sent rien, quand on s’endort dans le froid. Il paraît que cette fin est la plus douce qui existe…
Adeline retourna brusquement vers la table. Elle se mit à rouler des Spätzle, jusqu’à obtenir de petites quenelles ivoirines.
— La mort n’est jamais douce. Elle est la même pour tous. Puante et sournoise.
Un frisson lui parcourut les épaules.
— Et tout sent franchement la mort, ici.
Cette fois, ce fut Cathy qui s’approcha d’elle.
— Tu veux qu’on parle de ce qu’il s’est passé, hier, pendant la randonnée ?
— Non, non ! Désolée, mais j’aime mieux pas. Je crois que tu n’es pas… prête à écouter ça…
— Pourquoi tu dis ça ?
Elle frappa du poing sur sa poitrine.
— Trop longtemps que c’est enfermé là-dedans…
— Justement ! Ça te fera du bien d’en discuter !
Elle contracta les mâchoires.
— Mon père m’avait appris, quand il m’emmenait à la chasse, à reconnaître un gibier rien qu’à son envol. Les canards, par exemple, partaient comme des fusées, le cou tendu, en une belle diagonale, inclinée d’environ trente degrés. Deviner, du premier coup d’œil…
— Je ne comprends pas…
— La première fois où je t’ai aperçue… La toute première expression de ton visage. Tes premiers mots… Sans te connaître, je les ai fixés dans ma mémoire. Aujourd’hui, tu dissimules tes a priori , parce qu’on se côtoie et que tu es polie. Mais je sais ce que tu penses de moi. Et ce n’est pas très différent de ce que pensent les autres.
— Détrompe-toi ! Je t’apprécie beaucoup.
— Ouais, tu m’apprécies… mais pourtant quand tu me regardes… Je suis sûre que tu te demandes ce qui peut pousser une femme à vendre son corps pour de l’argent… Eh bien, mets des prisonniers dans une cour cernée de miradors, laisse la porte d’entrée ouverte et tu verras… Combien vont se ruer vers la liberté, même s’ils savent qu’ils risquent de se faire tirer dessus ?
Elle croisa les bras sur sa poitrine.
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