Je suis en avance.
Un grand écran plat, placé très haut sur le mur, est branché sur une chaîne d’information continue. Le son a été baissé au minimum. Les clients du zinc ont quand même le regard vissé à l’écran et voient défiler les nouvelles : « Profits des entreprises : 7 % aux salariés et 36 % aux actionnaires — Prévision : 3 millions de chômeurs à la fin de l’année. »
Je me dis que j’ai quand même beaucoup de chance de trouver un travail à un moment pareil.
Gregory se fait attendre. Pas certain qu’il y ait à cela une raison objective, je l’imagine assez bien cultiver un léger retard, histoire de me montrer combien il est considérable.
À la table d’à côté, deux jeunes gars en costume, genre cadres dans les assurances, un peu comme mon gendre en fait, terminent leur café.
— Si, si, je t’assure, dit l’un, c’est poilant ! Ça s’appelle Dans la rue . Tu es un SDF. Le but du jeu, c’est de survivre.
— Ça n’est pas de se réinsérer ? demande l’autre.
— Arrête tes conneries ! Bon, donc : il faut survivre. Tu as trois variables incontournables. C’est trois trucs qui sont obligatoires ! Tu ne peux pas les éviter. Tu peux juste agir sur leur degré. Il y a le froid, la faim et l’alcoolisme.
— Marrant ! dit l’autre.
— Bidonnant, je te jure, qu’est-ce qu’on s’est marrés ! On joue avec des dés mais attention, il y a de la stratégie ! Tu peux gagner des tickets des Restos du cœur, des nuits dans les foyers, une place sur les bouches de métro qui sont chauffées (ça, c’est vachement dur à obtenir !), des cartons pour quand il fait froid, un accès aux toilettes dans les gares pour te laver… Non, je t’assure, c’est pas de la tarte !
— Mais on joue contre qui ? demande l’autre.
Le type n’hésite pas une seconde.
— On joue pour soi, mon pote ! C’est ça, la grandeur du jeu !
Gregory arrive. Il serre la main des deux gars (je ne suis pas tombé loin). Ça leur donne le signal du départ. Gregory s’assoit en face de moi.
Il porte un costume gris acier avec une de ces chemises de couleur pastel qui évoque toujours les peintures de cuisine, des bleus ciel, des mauves pâles. Aujourd’hui, il porte un jaune cireux avec une cravate beige.
Quand j’ai quitté la société Bercaud, j’avais quatre costumes et une ribambelle de chemises et de cravates. J’adorais ça, m’habiller. Nicole me traitait de « vieille cocotte » parce que j’avais quasiment plus de vêtements qu’elle. J’étais le seul papa à qui on pouvait offrir des cravates pour la fête des Pères sans se reprocher de faire exactement comme l’année précédente. Les seules cravates que je ne portais jamais étaient celles offertes par Mathilde, qui a un goût déplorable. Ça se voit à son mari.
Donc, j’avais quatre costumes. Quelque temps après mon licenciement, Nicole a commencé à insister pour que je jette les plus anciens, mais je ne m’y résolvais pas. Du premier jour où j’ai été au chômage, j’ai mis un costume chaque fois que j’ai dû sortir. Et pas seulement pour me rendre à l’ANPE ou aux rares entretiens qu’on m’a accordés, je suis allé travailler aux Messageries pharmaceutiques en costume à 5 heures du matin. Avec une cravate. Un peu comme ces prisonniers qui se rasent tous les matins pour retrouver un peu de la dignité qu’ils pensent avoir perdue. Mais un jour, en fin de journée, la couture de ma veste préférée a cédé dans le métro. Elle s’est ouverte de l’aisselle à la poche. Deux jeunes filles à côté de moi ont éclaté de rire, l’une d’elle, d’un geste, a tenté de s’excuser mais c’était plus fort qu’elle. J’ai adopté un air digne. Du coup, le rire a commencé à gagner d’autres voyageurs. Je suis descendu à la station suivante, j’ai retiré ma veste et je l’ai négligemment jetée sur mon épaule, comme un homme d’affaires cool par une journée chaude, sauf que nous étions en janvier. En arrivant à la maison, j’ai jeté tout ce qui avait plus de quatre ou cinq ans. Il ne m’est plus resté qu’un seul costume propre et quelques chemises, que j’économise. J’ai gardé l’enveloppe de plastique transparent du dernier pressing et mes vêtements vivent sous cloche, comme des antiquités. La première chose que je fais, si j’obtiens ce job, c’est de me commander un costume sur mesure. Même quand j’avais du travail, je ne me suis jamais offert un luxe pareil.
Je suis tendu.
— Tu as l’air tendu, dit finement Gregory.
Mais en me détaillant un peu mieux, il voit ma mine dévastée et il se souvient que j’ai demandé à le voir de toute urgence et que ça n’est encore jamais arrivé depuis qu’il me connaît. Il se reprend, se racle la gorge et m’adresse un petit sourire engageant.
— Il me faut un prêt, Gregory. Vingt-cinq mille euros. Tout de suite.
Je reconnais, pour lui, ça fait beaucoup d’informations. Mais j’ai eu beau tourner et retourner ça dans tous les sens, je me suis dit qu’il valait mieux entrer directement dans le vif du sujet. Ça fait son effet. Mon gendre ouvre la bouche, sans rien dire. J’ai envie de lui refermer la mâchoire inférieure du bout des doigts, mais je ne bouge pas.
— C’est vital, Gregory. C’est pour un boulot. J’ai une occasion unique de trouver un boulot qui est exactement dans mes cordes. Il me faut 25 000 euros.
— Tu achètes un boulot 25 000 euros ?
— C’est un peu ça. Ça serait compliqué de t’expliquer dans le détail, mais…
— C’est pas possible, Alain.
— D’acheter un boulot ?
— Non, de te prêter autant. C’est pas possible. Dans ta situation…
— Justement, mon grand ! C’est pour ça que je suis un bon client. Parce que avec ce boulot, je vais pouvoir rembourser facilement. C’est un prêt très court qu’il me faut. Quelques mois. Pas plus.
Il a un peu de mal à me suivre. Je simplifie.
— Bon, en réalité, tu as bien compris, je n’achète pas réellement un boulot. C’est…
— Un pot-de-vin ?
Je prends une mine douloureuse et j’acquiesce.
— Mais, c’est honteux ! On ne peut pas te demander de payer pour obtenir un emploi. D’ailleurs, c’est interdit !
Mon sang ne fait qu’un tour.
— Écoute, mon grand, ce qui est autorisé et ce qui est interdit, c’est une autre discussion ! Tu sais depuis quand je suis au chômage ?
J’ai crié. Il tente de calmer le jeu :
— Ça fait…
— Quatre ans !
C’est comme ça, en ce moment, ma voix monte vite, je suis vraiment sur les nerfs avec cette histoire.
— T’as déjà été au chômage, toi ?
Là, j’ai hurlé. Gregory se retourne vers la salle, il a peur du scandale. Je dois profiter de cet avantage. Je hausse encore le ton. Je veux ce prêt, je veux qu’il cède tout de suite, qu’il me donne un accord de principe, je me fais fort ensuite de lui faire tenir sa parole.
— Tu me fais chier avec ta morale à la con ! Tu as du boulot et tout ce que je te demande, c’est de m’aider à en retrouver un ! C’est compliqué, ça ? Hein, c’est compliqué ?
Il fait un petit geste destiné à me calmer. Je tente une manœuvre de contournement. Je me rapproche. J’adopte le ton de la confidence.
— Tu me prêtes 25 000 euros pour n’importe quoi, une voiture, une cuisine équipée… Tiens, c’est bien ça, une cuisine équipée, tu as vu la nôtre… Je rembourse en douze mois. Mille sept cents euros par mois plus les intérêts, c’est sans problème, je t’assure, c’est sans risque pour vous.
Il ne me répond pas mais il m’envisage maintenant avec une assurance nouvelle. Celle du professionnel. En quelques secondes, je viens de changer de statut. Je négocie un prêt. J’étais son beau-père. Je suis devenu un client.
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