— Je vous l’ai dit, attaqua-t-elle : la paroi à cet endroit comporte des marches naturelles. Pour une personne connaissant l’alpinisme, ou même habituée au trekking, ce serait un jeu d’enfant de monter une première fois, sans le corps.
— Ensuite ?
Fanny saisit une poulie verte et fluorescente, constellée de petits orifices.
— Ensuite, vous fixez ça dans la roche, au-dessus de la niche.
— Dans la roche ! Comment ? Avec un marteau ? Ça doit prendre un temps fou, non ?
La femme déclara à travers les volutes de sa cigarette :
— Vos connaissances en alpinisme avoisinent le degré zéro, commissaire. (Elle saisit des pitons filetés sur le comptoir.) Voici des spits — des broches pour les rochers. Avec un perforateur comme celui-là (elle désignait une sorte de perceuse, noire et graisseuse), vous pouvez planter plusieurs spits dans n’importe quelle rocaille, en quelques secondes. Vous fixez vos poulies et vous n’avez plus qu’à hisser votre corps. C’est la technique qu’on utilise pour faire monter les sacs dans des endroits étroits ou difficiles.
Niémans fit une moue sceptique.
— Je ne suis pas monté là-haut mais, à mon avis, la niche est très étroite. Je ne vois pas comment le tueur aurait pu, arc-bouté dans cette faille, tirer le corps à la seule force de ses bras, sans aucun recul. Ou bien alors on revient au même profil de suspect : un colosse.
— Qui vous parle de le tirer de là-haut ? Pour hisser sa victime, l’alpiniste n’avait plus qu’une seule chose à faire : se laisser redescendre, de l’autre côté des poulies, pour faire contrepoids. Le corps serait monté tout seul.
Le policier comprit soudain la technique et sourit, face à l’évidence.
— Mais il faudrait que le tueur soit plus lourd que le mort, non ?
— Ou d’un poids égal : en vous lançant dans le vide, votre poids se renforce. Une fois le corps hissé, votre assassin aurait pu remonter rapidement, toujours le long des aspérités, pour encastrer sa victime dans cette faille théâtrale.
Le commissaire regarda encore une fois tous les pitons, vis et anneaux qui reposaient sur l’établi. Il songea au matériel d’un cambrioleur, mais un cambrioleur particulier : un perceur d’altitudes et de gravités.
— Combien de temps prendrait une telle opération ?
— Pour quelqu’un comme moi : moins de dix minutes.
Niémans acquiesça : un profil d’assassin se dessinait. Les deux interlocuteurs ressortirent. Le soleil filtrait à travers les nuages, frappant les cimes d’une clarté de cristal. Le policier demanda :
— Vous êtes professeur dans cette faculté ?
— Géologie.
— Mais encore ?
— J’enseigne plusieurs disciplines : la taxinomie des pierres, les dislocations tectoniques, la glaciologie aussi — l’évolution des glaciers.
— Vous paraissez très jeune.
— J’ai passé mon doctorat à vingt ans. Et j’étais déjà maître-assistante. Je suis la plus jeune diplômée de France. J’ai vingt-cinq ans aujourd’hui et je suis professeur titulaire.
— Une véritable bête de fac.
— C’est ça. Une bête de fac. Fille et petite-fille de professeurs émérites, ici, à Guernon.
— Vous appartenez donc à la confrérie ?
— Quelle confrérie ?
— Un de mes lieutenants a suivi ses études à Guernon. Il m’a expliqué que l’université possédait une élite à part, composée par les enfants des professeurs de la faculté…
Fanny oscilla de la tête dans un geste malicieux.
— Je dirais plutôt une grande famille. Les enfants dont vous parlez grandissent à la fac, dans l’enseignement, la culture. Ils obtiennent ensuite d’excellents résultats. Ça semble naturel, non ?
— Même dans les domaines sportifs ?
Elle haussa les sourcils.
— Ça, c’est l’air de la montagne.
Niémans poursuivit :
— Vous connaissiez sans doute Rémy Caillois. Comment était-il ?
Fanny répondit sans hésiter :
— Solitaire. Renfermé. Renfrogné même. Mais très brillant. Cultivé jusqu’au vertige. Une rumeur courait ici… On disait qu’il avait lu tous les livres de la bibliothèque.
— Vous pensez que cette rumeur était fondée ?
— Je ne sais pas. Mais il connaissait sa bibliothèque à fond. C’était son antre, son refuge, son terrier.
— Il était très jeune, lui aussi, non ?
— Il avait grandi dans cette bibliothèque. Son père était déjà le chef-bibliothécaire de la fac.
Niémans esquissa quelques pas.
— Je ne savais pas. Les Caillois appartenaient aussi à votre « grande famille » ?
— Certainement pas. Rémy était au contraire hostile. Malgré sa culture, il n’avait jamais obtenu les résultats qu’il escomptait. Je pense… enfin, je suppose qu’il nous jalousait.
— Quelle était sa spécialité ?
— Philosophie, je crois. Il achevait sa thèse.
— Sur quel sujet ?
— Aucune idée.
Le commissaire se tut. Il scruta les montagnes, de plus en plus ensoleillées. Elles ressemblaient à des géants éblouis.
— Son père, reprit-il, il est toujours vivant ?
— Non. Disparu, il y a quelques années. Un accident d’alpinisme.
— Rien de suspect de ce côté-là ?
— Qu’allez-vous chercher ? Il est mort dans une avalanche. Celle de la Grande Lance d’Allemond, en 93. Vous êtes bien un flic.
— Nous avons deux bibliothécaires alpinistes. Un père et un fils. Morts tous les deux dans les montagnes. La coïncidence mérite d’être soulignée, non ?
— Rien ne dit que Rémy a été tué dans les montagnes.
— C’est vrai. Mais il est parti le samedi matin pour une randonnée. Il a dû être surpris par le tueur dans les hauteurs. Peut-être que l’assassin connaissait son itinéraire et…
— Rémy n’était pas du genre à suivre un itinéraire classique. Ni à le révéler à d’autres. C’était un homme très… secret.
Niémans s’inclina.
— Je vous remercie, mademoiselle. Vous connaissez la formule : s’il vous revient un détail… Vous pouvez me contacter à l’un de ces numéros.
Niémans nota les coordonnées de son portable et d’une salle que le recteur lui avait allouée dans l’université — le policier préférait s’installer dans la faculté plutôt qu’à la gendarmerie. Il murmura :
— A bientôt.
La jeune femme ne leva pas les yeux. Le policier partait lorsqu’elle demanda :
— Je peux vous poser une question ?
Elle le fixait de ses pupilles cristallines. Niémans en éprouva une sorte de malaise. Ces iris étaient trop clairs. Ils étaient en verre, en eau vive, coupants comme du givre.
— Je vous écoute, répondit-il.
— A la radio, ils disaient… Enfin, c’est vrai que vous étiez de l’équipe qui a tué Jacques Mesrine ?
— J’étais jeune. Mais c’est vrai, oui.
— Je me demandais… Que ressent-on après ?
— Après quoi ?
— Après un truc pareil.
Niémans fit quelques pas vers la jeune femme. Elle eut un recul instinctif. Mais elle dressa vaillamment son regard, avec arrogance.
— J’aurai toujours plaisir à converser avec vous, Fanny. Mais jamais vous ne m’entendrez parler de ça. Ni de ce que j’ai perdu ce jour-là.
Son interlocutrice baissa les yeux. Elle dit d’une voix sourde :
— Je vois.
— Non, vous ne voyez pas. Et c’est toute votre chance.
Les ruissellements de l’eau cliquetaient dans son dos. Niémans avait emprunté des chaussures de marche à la gendarmerie et gravissait maintenant les marches naturelles de la paroi, relativement aisées à escalader. Parvenu à la hauteur de la faille, le policier observa l’orifice étroit où le corps avait été découvert. Il scruta la paroi rocheuse avec attention, tout autour. Les mains protégées par des gants de gore-tex, il cherchait les traces éventuelles de spits dans la muraille.
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