Paul fit un geste vers son acolyte :
— Je vous présente…
— On se connaît, intervint Schiffer. Salut, docteur.
Scarbon ôta son manteau sans répondre et enfila une blouse suspendue sous une des voûtes puis glissa ses mains dans des gants de latex dont la couleur vert pâle s’harmonisait avec le grand bleu qui les environnait.
Alors seulement, il écarta le drap. L’odeur de chair en décomposition se répandit dans la pièce, coupant court à toute autre préoccupation.
Malgré lui, Paul détourna les yeux. Lorsqu’il eut le courage de regarder, il aperçut le corps lourd et blanc, à demi caché par le drap replié.
Schiffer s’était glissé sous l’arcade ; il enfilait des gants chirurgicaux. Pas le moindre trouble ne se lisait sur son visage. Derrière lui, une croix de bois et deux chandeliers de fer noir se détachaient sur le mur. Il murmura d’une voix vide :
— OK, docteur, vous pouvez commencer.
— La victime est de sexe féminin, de race caucasienne. Son tonus musculaire indique qu’elle avait entre vingt et trente ans. Plutôt boulotte. Soixante-dix kilos pour un mètre soixante. Si on ajoute qu’elle possédait la carnation blanche spécifique des rousses et la chevelure qui va avec, je dirais qu’elle correspond, physiquement, au profil des deux premières. Notre homme les aime ainsi : la trentaine, rousses, grassouillettes.
Scarbon parlait sur un ton monocorde. Il paraissait lire mentalement les lignes de son rapport, des lignes inscrites sur sa propre nuit blanche. Schiffer interrogea :
— Aucun signe particulier ?
— Comme quoi ?
— Tatouages. Oreilles percées. Marque d’alliance. Des trucs que le tueur n’aurait pas pu effacer.
— Non.
Le Chiffre saisit la main gauche du cadavre et la retourna, côté paume. Paul frémit : jamais il n’aurait osé un tel geste.
— Pas de traces de henné ?
— Non.
— Nerteaux m’a dit que les doigts trahissaient un boulot de couturière. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Scarbon confirma d’un signe de tête :
— Ces femmes ont longtemps pratiqué des travaux manuels, c’est évident.
— Vous êtes d’accord pour la couture ?
— Difficile d’être vraiment précis. Des traces de piqûres marquent les sillons digitaux. Il y a aussi des cals entre le pouce et l’index. Peut-être l’utilisation d’une machine à coudre ou d’un fer à repasser. (Il leva son regard au-dessus de ses carreaux.) Elles ont bien été retrouvées près du quartier du Sentier, non ?
— Et alors ?
— Ce sont des ouvrières turques.
Schiffer ne releva pas ce ton de certitude. Il observait le torse. Malgré lui, Paul se rapprocha. Il vit les lacérations noires qui s’étiraient sur les flancs, les seins, les épaules et les cuisses. Plusieurs d’entre elles étaient si profondes qu’elles révélaient le blanc des os.
— Parlez-nous de ça, ordonna le Chiffre.
Le médecin compulsa rapidement plusieurs feuillets agrafés.
— Sur celle-ci, j’ai dénombré vingt-sept entailles. Parfois superficielles, parfois profondes. On peut imaginer que le tueur a intensifié sa torture au fil des heures. Il y en avait à peu près autant sur les deux autres. (Il abaissa sa liasse pour observer ses interlocuteurs.) D’une façon générale, tout ce que je vais décrire ici est valable pour les précédentes victimes. Les trois femmes ont été suppliciées de la même manière.
— Avec quelle arme ?
— Un couteau de combat, chromé, doté d’une lame-scie. On discerne nettement l’empreinte des dents sur plusieurs plaies. Pour les deux premiers corps, j’avais demandé une recherche d’après la taille et l’espace des pics, mais on n’a rien obtenu de significatif. Du matériel militaire standard, correspondant à des dizaines de modèles.
Le Chiffre se pencha sur d’autres plaies qui se multipliaient sur le buste — de curieuses auréoles noires, suggérant des morsures ou des baisers de braise. Quand Paul avait remarqué ce détail sur le premier cadavre, il avait pensé au diable. Un être de fournaise qui se serait délecté de ce corps innocent.
— Et ça ? demanda Schiffer en tendant l’index. Qu’est-ce que c’est au juste ? Des morsures ?
— A première vue, on dirait des suçons de feu. Mais j’ai trouvé une explication rationnelle à ces marques. Je pense que le meurtrier se sert d’une batterie de voiture pour leur infliger des chocs électriques. Plus précisément, j’imagine qu’il utilise les pinces crantées qu’on emploie d’ordinaire pour envoyer le jus. Les marques de lèvres ne sont que les empreintes de ces pinces. A mon avis, il mouille les corps pour accentuer les décharges. Ce qui explique les stigmates noirs. Il y en a plus d’une vingtaine sur celui-ci. (Il brandit ses feuilles.) Tout est dans mon rapport.
Paul connaissait ces informations ; il avait lu et relu les deux premiers bilans d’autopsie. Mais chaque fois il éprouvait la même répulsion, le même rejet. Aucun moyen d’entrer en empathie avec une telle folie.
Schiffer se plaça à la hauteur des jambes du cadavre — les pieds, bleu-noir, étaient plies selon un angle impossible.
— Et là ?
Scarbon s’approcha à son tour, de l’autre côté du corps. Ils ressemblaient à deux topographes étudiant les reliefs d’une carte.
— Les radiographies sont spectaculaires. Tarses, métatarses, phalanges : tout est bousillé. On a compté environ soixante-dix esquilles d’os enfoncées dans les tissus. Aucune chute n’aurait pu provoquer de tels dégâts. Le tueur s’est acharné sur ces membres avec un objet contondant. Barre de fer ou batte de base-ball. Les deux autres ont subi le même traitement. Je me suis renseigné, c’est une technique de torture spécifique à la Turquie. La felaka, ou le felika, je ne sais plus.
Schiffer cracha avec un accent guttural :
— Al-Falaqua.
Paul se souvint que le Chiffre parlait couramment le turc et l’arabe.
— De mémoire, poursuivit-il, je peux vous citer dix pays qui pratiquent cette méthode.
Scarbon repoussa ses lunettes sur son nez.
— Oui. Bon. Enfin, on nage en plein exotisme, quoi.
Schiffer remonta vers l’abdomen. De nouveau, il saisit l’une des mains. Paul aperçut les doigts noircis et boursouflés. L’expert commenta :
— Les ongles ont été arrachés à la tenaille. Les extrémités ont été brûlées à l’acide.
— Quel acide ?
— Impossible à dire.
— Ça ne peut pas être une technique post mortem, pour détruire les empreintes ?
— Si c’est ça, le tueur a raté son coup. Les dermatoglyphes sont parfaitement visibles. Non, je pense plutôt à une torture supplémentaire. L’assassin n’est pas du genre à rater quoi que ce soit.
Le Chiffre avait reposé la main. Toute son attention se focalisait maintenant sur le sexe béant. Le toubib regardait aussi la plaie. Les topographes commençaient à ressembler à des charognards.
— Elle a été violée ?
— Pas au sens sexuel du terme.
Pour la première fois, Scarbon hésita. Paul baissa les yeux. Il vit l’orifice béant, dilaté, lacéré. Les parties internes — grandes lèvres, petites lèvres, clitoris — étaient retournées vers l’extérieur, en une révolution de chairs insoutenable. Le médecin se racla la gorge et se lança :
— Il lui a enfoncé un genre de matraque, tapissée de lames de rasoir. On voit bien les lacérations, ici, à l’intérieur de la vulve, et là, le long des cuisses. Un vrai carnage. Le clitoris est sectionné. Les lèvres sont coupées. Cela a provoqué une hémorragie interne. La première victime affichait exactement les mêmes blessures. La deuxième…
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