Jean-Christophe Grangé - La Forêt des Mânes
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- Название:La Forêt des Mânes
- Автор:
- Издательство:Éditions Albin Michel
- Жанр:
- Год:2009
- Город:Paris
- ISBN:978-2226194008
- Рейтинг книги:5 / 5. Голосов: 1
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A quatre pattes, elle continua à réunir les chemises. Ces liasses avaient pris tout à coup une valeur inestimable. Son butin. Son trésor. Elle était venue pour ça et elle repartirait avec. Les pages bruissaient autour d’elle. Les feuilles lui échappaient. Quand elle les eut fourrées sous son bras, elle réalisa qu’un nouveau bruit déchirait le silence de l’appartement.
Un cri.
Un grognement.
Elle n’avait jamais entendu un truc pareil. Grave, rauque, qui faisait mal à entendre. Une sorte de curetage sonore qui vous passait par les tympans, vous raclait le palais et vous écorchait la gorge. Le grognement s’éleva pour devenir un long roucoulement. Modulé comme celui d’un pigeon.
Jeanne songea à un sifflet de terre cuite, dans lequel on aurait soufflé en douceur. Joachim, murmura-t-elle. À travers ce cri, elle pressentait la voix de fer de l’enregistrement numérique. La chose avait jailli du corps de l’avocat… La créature s’était réveillée… Et revenait ce soir pour tuer Antoine Féraud comme elle avait tué la veille François Taine. Il n’y aurait pas de survivants.
Elle se précipita dans le couloir. Jeta un regard par-dessus son épaule. Elle vit — ou crut voir — la porte d’entrée se gonfler sous les coups. Elle courut vers la chambre. La cuisine. La salle de bains. En quête d’une autre issue. Elle balaya chaque pièce des yeux. Repéra la fenêtre de la salle de bains, au-dessus de la baignoire. Elle chercha à se souvenir de la configuration des lieux par rapport à la rue. Peut-être un passage sur la cour…
Elle se précipita, appuyant sur le commutateur. Le châssis avait une crémone mais pas de poignée. Elle s’arrêta. Posa ses dossiers. Se mit en quête d’un outil…
Un craquement.
Le cri, plus net, plus proche.
Le tueur avait fendu la porte. Son roucoulement traversait le couloir, ricochait contre les murs. Jeanne fouillait chaque tiroir. Des savons. Une lime. Un peigne… Les coups continuaient. La porte vibrait sur ses gonds. Une pince à épiler. Un déodorant. Un stick pour les lèvres… Merde. Merde. Merde. Jeanne tremblait sans pouvoir se contrôler. Des serviettes. Des flacons. Des sprays…
Nouveau déchirement, suivi d’un froissement d’esquilles. La porte cédait. Le tueur était là. RRRRRROOOOOOUUUUU !!!!!!!… Elle trouva un coupe-ongles qui ressemblait à une tenaille. Elle se précipita. Attrapa la tige de la crémone avec la pince et tourna. Raté. RRRRRROOOOUUUUU !!!!! Nouvelle tentative. Ratée encore. Elle avait les yeux brouillés de larmes.
Enfin, la tige tourna. La fenêtre s’ouvrit. Jeanne tendit la tête au-dehors. Aperçut un mince rebord qui suivait la façade. En bas, la cour intérieure. Elle fourra ses dossiers sous son tee-shirt. Plongea dans la lucarne.
Quand ses talons touchèrent la saillie, le chuchotement était derrière elle :
— Todas las promesas de mi amor se irán contigo /Me olvidarás… Jeanne fila le long de la corniche, enjambant les gouttières, atteignant une nouvelle façade d’immeuble, perpendiculaire à la première.
Le murmure s’élevait dans la cour :
— … me olvidarás / Junto a la estacion lloraré igual que un niño, / Porque te vas, porque te vas, / Porque te vas, porque te vas…
Elle longea le nouveau rebord, évitant de contempler le vide à ses pieds. Une fenêtre ouverte dans la pénombre. Une cage d’escalier. Elle balança ses dossiers. Les Vila, Reyes et autres Garcia se répandirent sur les marches. Elle enjambait déjà le chambranle.
Alors, elle risqua un coup d’œil derrière elle.
Le monstre ne l’avait pas suivie dehors.
Il se tenait immobile, à contre-jour, encadré par la fenêtre de la salle de bains. Il tremblait de tous ses membres. Comme s’il grelottait de froid malgré la chaleur. Ce n’était qu’une silhouette noire mais Jeanne crut apercevoir des détails. Une tignasse hirsute. Une épaule nue. Une main griffue posée sur le châssis, tournée vers l’intérieur.
Elle était sûre qu’il l’observait mais à cet instant, un rai de lumière vint frapper les yeux du monstre. Ils étaient baissés, vibrants, criblés de tics. Ces yeux ne la regardaient pas.
Ni elle ni personne.
Ces yeux étaient tournés vers l’intérieur. Vers le Moi de l’assassin.
Vers la forêt qui lui ordonnait de tuer. Et de tuer encore.
30
Elle se réveilla dans un état second. Elle avait passé la première partie de la nuit à se remettre de ses émotions. La seconde à étudier les dossiers volés chez Féraud. Pour ne rien obtenir du tout. Des névrosés ordinaires. Pas l’ombre d’un père et de son fils assassin. La troisième partie de la nuit, quelques heures, elle l’avait consacrée au sommeil, après avoir pris — encore une fois — des somnifères.
Le résultat avait été une suite ininterrompue de cauchemars. Gollum était là. Celui des premiers songes. Il était maintenant chez François Taine, sur la mezzanine, au cœur du brasier. Jeanne essayait de crier mais les flammes la prenaient à la gorge. Puis l’enfant-monstre jaillissait d’une porte arrachée. On était chez Féraud. Jeanne rampait dans le couloir en direction d’un miroir, sans parvenir à avancer. L’enfant se tenait derrière elle. Et devant elle, dans le reflet. Il ne bougeait plus, nu, noir. Il murmurait. Une litanie saccadée. Alors que ses yeux tressautaient en fixant le sol. Jeanne fuyait toujours, sans avancer, prise de pitié pour cet enfant au teint mat, aux mains tordues, à la tignasse dense qui évoquait, ombre projetée sur le mur, la cime d’un cèdre du Liban…
Elle s’était réveillée, puis rendormie. Puis réveillée, encore et encore…
Elle réalisa qu’on sonnait à la porte d’entrée. Elle se leva sans réfléchir. Traversa le salon. Constata qu’elle portait un pantalon de pyjama Calvin Klein et un tee-shirt délavé. Tout juste présentable. Le soleil était là. Doux encore mais prometteur de chaleur.
Nouvelle sonnerie. Elle buta contre les dossiers étalés par terre. Ce contact lui rappela le cabinet de Féraud. Elle avait échappé au tueur. Elle avait survécu. Chaque seconde se cristallisait maintenant en secrète effervescence, en sourde reconnaissance…
On sonnait toujours.
Elle ouvrit la porte. Sans prendre le temps de vérifier dans l’œilleton. Ni même de glisser la chaîne dans sa rainure.
L’homme qui se tenait sur son seuil était un inconnu. Cinquante ans. Cheveux gris coupés en brosse. Baraqué dans une veste de cuir noir. Une moustache d’argent barrait son visage.
Le plus surprenant était entre ses mains.
Un bouquet de fleurs.
— Madame Korowa ?
— C’est moi.
— Je suis le commandant Cormier. Nous nous sommes déjà rencontrés.
— Je ne crois pas, non. L’homme s’inclina, très vieille école.
— Avant-hier. Dans un immeuble en flammes. Nous portions tous des casques. Sans vous, j’étais bon pour un saut de quatre étages. Je dirige la caserne du IX earrondissement.
Jeanne hocha la tête, laissant les souvenirs se préciser. La cage d’escalier saturée de fumée. Le palier incandescent. Le pompier qui avait jailli à reculons, en direction du vide. Elle avait presque oublié qu’elle avait sauvé la vie d’un homme dans ce chaos.
— C’était un réflexe, fit-elle pour minimiser son acte.
— Sacrement efficace.
— Entrez.
Jeanne éprouvait la sensation d’être surprise dans son intimité. Elle avait la tête engourdie par le somnifère. L’esprit lacéré par des fragments de cauchemar. Son appartement était en désordre. Il sentait le sommeil. Le renfermé. Seule, la lumière du soleil sauvait un peu l’ensemble.
— Vous voulez du café ? demanda-t-elle au hasard.
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