Diane le coupa :
— Vous vous rendez compte de ce que vous êtes en train de dire ?
Un coude appuyé sur la table, l’autre main tournant avec lenteur la cuillère dans sa tasse de café, le scientifique dit simplement :
— Il existe deux types d’ethnologues, madame. Ceux qui analysent les manifestations spirituelles d’une ethnie d’un point de vue strictement psychique. Pour eux, les pouvoirs chamaniques, les expériences de possession ne correspondent qu’à de simples déviances mentales — hystérie, schizophrénie. Pour la deuxième catégorie d’ethnologues, à laquelle j’appartiens, ces expériences demeurent les manifestations des forces dont elles portent le nom — c’est-à-dire des esprits.
— Comment pouvez-vous adhérer à de telles croyances ?
Sourire. Cercle dans le café.
— Si vous saviez, au fil de ma carrière, ce que j’ai pu voir… Considérer les manifestations chamaniques comme de simples maladies mentales, cela me paraît excessivement réducteur. Comme un musicologue qui ne se soucierait que du volume sonore d’un orchestre, sans se préoccuper de la musique elle-même. Il y a les matériaux, les instruments. Il y a ensuite la magie qui en émane. Je me refuse à rabaisser les croyances religieuses d’un peuple à de simples superstitions. Je me refuse à considérer les pouvoirs des sorciers comme de pures illusions collectives.
Diane se taisait. Des souvenirs s’agitaient dans son esprit. Elle avait assisté elle aussi à des cérémonies étranges, notamment en Afrique. Elle n’avait jamais approfondi son propre sentiment face à ces faits. Mais elle avait acquis une certitude : dans ces moments-là, une force était en jeu. Une force qui lui semblait se situer à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’homme, et surtout, curieusement, à sa lisière. Comme s’il s’agissait d’un contact sacré, d’un seuil indicible qui était franchi.
Claude Andreas parut percevoir son trouble. Il souffla :
— Prenons les choses d’un autre point de vue, voulez-vous ? Laissons le côté religieux des phénomènes paranormaux et interrogeons-nous sur leur véracité concrète, physique.
— C’est tout vu, trancha Diane. Ça n’existe pas.
La voix de l’ethnologue se fit plus grave :
— Vous n’avez jamais eu de rêves prémonitoires ?
— Comme tout le monde. Des impressions vagues.
— Vous n’avez jamais reçu un appel téléphonique d’une personne à qui vous veniez de penser ?
— Les hasards de la vie. Ecoutez : je suis une scientifique. Je ne peux pas me laisser bercer par ce genre de coïncidences et…
— Vous êtes une scientifique : vous savez donc qu’il existe un seuil où les hasards deviennent des probabilités. Et un autre seuil encore où ces probabilités deviennent des axiomes. Je m’intéresse à ces questions depuis longtemps. Il existe aujourd’hui des laboratoires scientifiques en Europe, aux Etats-Unis, au japon, où ces limites sont régulièrement franchies, où les expériences de télépathie, de clairvoyance, de précognition sont répétées avec succès. Je suis sûr que vous en avez entendu parler.
Diane saisit la balle au bond :
— C’est vrai. Pourtant, même si les protocoles de ces tests sont rigoureux, l’analyse de leurs résultats prête toujours à discussion.
— C’est ce que disent la plupart des scientifiques, oui. Parce que l’implication de ces résultats serait trop importante. Admettre la validité de ces anomalies reviendrait à mettre en cause la physique moderne et l’état actuel de nos connaissances.
— On dérive complètement, là…
— Non, et vous le savez. Nous parlons des compétences souterraines de l’homme. Nous parlons d’aptitudes qui sont peut-être, chez votre enfant, exacerbées. Des aptitudes qui défient les lois ordinaires de l’univers sensible.
Elle n’avait pas besoin de plonger dans de nouveaux vertiges. Pourtant, une force la retenait. Un murmure lui soufflait que ces facultés étaient peut-être l’objet de toute l’affaire… Andreas reprit, toujours sur son ton égal :
— Prenons les choses d’une autre façon encore. Vous êtes éthologue, n’est-ce pas ? Vous travaillez sur les modes de perception des animaux.
— Et alors ?
— Beaucoup de ces perceptions nous sont longtemps apparues comme mystérieuses, incompréhensibles, parce que nous ne connaissions pas leur source morphologique. Le vol des chauves-souris dans l’obscurité était un mystère. Jusqu’au jour où nous avons découvert les ultrasons, grâce auxquels ces volatiles nocturnes se guident. Chacune de ces perceptions possède son explication physique. Il n’y a rien de surnaturel.
— Vous êtes en train de parler de mon métier. Je ne vois pas le rapport avec les prétendues facultés psi de l’homme et…
— Qui vous dit que nous avons fait le tour de nos appareils de perception ?
Diane ricana :
— Le fameux sixième sens… (Elle se leva.) Désolé, monsieur Andreas : je crois que nous perdons notre temps tous les deux.
L’ethnologue se leva à son tour et lui barra, très légèrement, le passage.
— Qui vous dit que les enfants dont nous parlons ne possèdent pas un atout que nous ne possédons plus ?
— Quel atout ?
Il eut un sourire — une virgule sur son visage de papier.
— L’innocence.
Diane tenta d’éclater de rire, mais sa gorge se serra. Claude Andreas reprit :
— Dans les laboratoires dont je vous ai parlé, il a été démontré que les meilleurs résultats sont toujours obtenus lors des premiers tests, et notamment par les enfants. A cause de leur spontanéité.
— Ce qui signifie ?
— Que nos préjugés constituent le principal barrage à l’émergence des facultés psi. Le scepticisme, le matérialisme, l’indifférence peuvent être considérés comme de véritables pollutions, des scories qui gênent l’esprit, l’empêchent d’exercer son pouvoir. Un sportif qui ne serait pas convaincu de sa force partirait battu. Notre conscience fonctionne exactement de la même façon. Un sceptique ne peut accéder à ses propres compétences mentales.
Elle contourna la longue silhouette. Un doute lancinant l’envahissait. Il demanda :
— Vous n’avez pas d’enfant, n’est-ce pas ?
— J’ai Lucien.
— Je veux dire : vous n’avez jamais accouché.
Elle détourna la tête afin qu’il ne puisse pas lire l’expression de son visage.
— Où voulez-vous en venir ?
— Toutes les mères de famille vous le diront : elles communiquent avec leur enfant, durant la grossesse. Le fœtus ressent les sentiments de la femme qui le porte. Or, il s’agit déjà de deux entités distinctes. La grossesse est le berceau même de la télépathie.
Diane se sentait plus à l’aise sur ce terrain physiologique.
— C’est faux, répondit-elle. Ce que vous qualifiez de transmission paranormale repose sur des supports physiques effectifs. Si une femme enceinte apprend une nouvelle qui la bouleverse, des hormones spécifiques, comme l’adrénaline, se libèrent aussitôt dans son sang et sont assimilées par l’embryon. A ce stade, on ne peut considérer la mère et l’enfant comme dissociés. Ils sont au contraire en contact physique permanent.
— D’accord avec vous. Mais après l’accouchement ? La communication se poursuit, madame. C’est un fait avéré. La mère perçoit encore les besoins de son enfant à l’instant exact où il les ressent. Le lien n’est pas rompu. Vous appelez ça comment ? L’instinct maternel ? L’intuition féminine ? Bien sûr. Mais où finit l’intuition ? Où commence la clairvoyance ? Cette relation n’est-elle pas aussi une pure communication parapsychologique, qui ne repose sur aucun autre support que l’amour ?
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