À sa sortie de l’hôpital, le musicien est convaincu d’agir au nom du diable. Il doit désormais semer le mal et la destruction. Parallèlement, Luc et Beltreïn s’occupent du père de Raïmo. Luc a mis au point un protocole. Hanté par la décomposition des corps, il pourrit volontairement l’organisme de sa victime. Secondé par son parrain, il lui injecte des acides, des insectes, jouissant de contempler la dégénérescence à l’œuvre, à la lumière du lichen dont il lui enduit l’abdomen. Il dégrade ses chairs au point de les déchirer. Il les taillade à coups de dents de fauve. Il coupe la langue au vieil homme.
Luc est à la fois Satan, Belzébuth, Lucifer.
Il a enfin trouvé sa méthode.
Le modus operandi qui le fait jouir jusqu’au vertige.
Avril 2000.
Beltreïn suggère d’autres cas à Luc, dont celui d’Agostina. Les apparitions se multiplient, les meurtres s’affinent. Luc répand son sillage de terreur et de pourriture sur la Terre. Il est Pazuzu, celui qui infeste la Terre…
Il est temps de s’unir à sa « fiancée ».
2002.
Pour honorer l’événement, Luc et Beltreïn décident d’abord de venger Manon. Luc procède au sacrifice dans une grange du Jura. Le martyre de Sylvie dure une semaine. Puis il apparaît à Manon déguisé en écorché vif. Rien ne fonctionne comme prévu. Malgré les injections, malgré les mises en scène de Luc, la jeune femme ne conserve jamais de souvenir de ses « visites ».
Manon n’est décidément pas douée pour le diable.
Elle ne sera jamais une Sans-Lumière.
Dans cette résistance, Luc voit un signe. Il est temps d’achever le premier cycle de son œuvre. Temps d’éliminer Manon. Temps aussi de se débarrasser de sa première peau — celle du flic bourgeois, marié et père de deux enfants. Luc décide de tuer sa famille et de faire endosser ces meurtres à Manon. Il décide aussi de révéler à son « apôtre », son double inversé, la grandeur de son règne…
— Tu as toujours été mon Saint-Michel, murmure Luc. Moi, ange du Mal, je devais me trouver un archange du Bien.
— Je ne t’ai servi à rien.
— Tu te trompes. Le mal n’existe vraiment, dans toute sa grandeur, que lorsqu’il triomphe du bien. Je voulais que tu sois confronté à la réalité du diable — à son intelligence. Tu as été parfait. Tu as suivi, pas à pas, mon plan, et mesuré l’étendue de ma force. J’ai été ton apocalypse et tu as été ma victoire sur Dieu.
Les révélations de Luc ne font que confirmer mes certitudes. Luc Soubeyras et Moritz Beltreïn, deux déments lancés sur la grand-route de la violence, prisonniers de leurs propres fantasmes.
Mais il y a encore des détails qui me taraudent.
Quelle que soit l’issue de ces confessions, je dois tout mettre en ordre.
— Ce suicide, dis-je, c’était risqué, non ?
— Sauf que je ne me suis pas suicidé. À Vernay, Beltreïn était avec moi. Il m’a injecté du Penthotal pour me plonger dans un coma artificiel. Ensuite, à l’Hôtel-Dieu, il était présent pour régler chacune de mes injections. Et c’est lui qui m’a réveillé le moment venu.
C’est tellement évident que je m’en veux, rétrospectivement, de ne pas y avoir pensé. Un spécialiste comme Beltreïn pouvait tout simuler, tout organiser. Un faux suicide et un coma réversible.
— Comment savais-tu qu’il était temps pour toi de te réveiller ?
— C’est toi qui as donné le signal. Le jour où tu as sonné à la porte de Beltreïn. Cela signifiait que tu avais compris que Manon était vivante. Tu avais presque couvert tout le chemin. Je pouvais renaître pour jouer le dernier acte. Simuler ma possession et orienter les soupçons sur Manon pour le meurtre de sa mère. Elle était des nôtres. Elle était coupable ! Je savais que Manon finirait par être placée en garde à vue. Qu’elle hurlerait sa haine envers moi. Je n’avais plus qu’à éliminer ma famille puis lui coller le triple meurtre sur le dos. L’affaire se bouclait d’elle-même.
— Pour réfrigérer les corps, comment as-tu fait ?
— Tu es un bon flic, Mat. Je savais que tu comprendrais ça aussi. Il y a un grand congélateur, dans ma cave. Il a fallu déplacer les corps, c’est tout. J’ai pensé à recueillir aussi leur sang et à le congeler, pour la perfection de la mise en scène. Mais ce dont je suis fier : ce sont les empreintes. Beltreïn avait préparé un moule adhésif des sillons digitaux de Manon. Je n’ai eu qu’à les appliquer un peu partout. C’était déjà la technique que j’avais utilisée sur le chantier abandonné, pour Agostina.
— Tu n’appartiens pas au monde des hommes.
— C’est toute la leçon de ton enquête, Mat. Tu commences seulement à mesurer les forces en présence ! Je n’appartiens pas à votre logique pitoyable ! (D’un coup, il se calme et poursuit.) La technique de réfrigération fonctionnait à deux vitesses. Elle m’offrait un alibi mais elle était aussi une signature. Satan respecte toujours ses propres règles. Comme lorsque Beltreïn a tué Sarrazin. Il fallait trafiquer son corps, dérégler sa chronologie naturelle.
À ce moment, je remarque le détail fatal. Luc tient maintenant un pistolet automatique. Nous revenons à des forces beaucoup plus banales. Je n’ai aucune chance de dégainer avant qu’il ne presse la détente. Quand je saurai tout, quand j’aurai contemplé toute la grandeur de son « œuvre », Luc m’abattra.
Une dernière question — moins pour gagner du temps que pour faire place nette :
— Larfaoui ?
— Un dommage collatéral. Beltreïn lui achetait de plus en plus d’iboga. Ces commandes ont intrigué le Kabyle. Il a suivi Beltreïn jusqu’à Lausanne et l’a identifié en tant que médecin. Il a cru qu’il utilisait l’iboga noir pour des expériences interdites sur ses patients. Il a voulu le faire chanter. Il se trompait bien sûr mais on ne pouvait pas laisser un tel fouinard en circulation. J’ai dû l’éliminer, sans fioriture.
— La nuit de son exécution, Larfaoui n’était pas seul. Il y avait une prostituée. Elle t’a aperçu. Elle a toujours parlé d’un prêtre.
— J’aimais cette idée : revêtir le col romain pour faire couler le sang. J’ai dû l’abattre un peu plus tard.
Luc lève le chien de son arme. Une dernière tentative :
— Si je suis ton témoin, pourquoi me tuer ? Je ne pourrai jamais propager ta parole.
— Quand l’image est parfaite dans le miroir, il est temps de briser le miroir.
— Mais personne ne connaîtra jamais ton histoire !
— Notre échiquier est d’une autre dimension, Mat. Tu es le représentant de Dieu. Je suis celui du diable. Ce sont nos seuls spectateurs.
— Que vas-tu faire… après ?
— Je vais continuer. Voyager dans les esprits, multiplier les possédés… D’autres identités m’attendent, d’autres méthodes. Le seul voyage important est celui des limbes.
Luc se lève et ajuste son tir. Alors seulement, je remarque qu’il tient mon .45. Quand me l’a-t-il subtilisé ? Il place le canon sur ma tempe : Mathieu Durey, suicidé avec son arme de service. Après le fiasco de mon enquête, la mort de Manon et le massacre de la famille Soubeyras, quoi de plus normal ?
— Adios, Saint-Michel.
La détonation me traverse de part en part. Une violente douleur, puis le néant. Mais rien ne vient. Pas de sang. Pas d’odeur de cordite. Le Glock, à quelques centimètres de mon visage, ne fume pas. Je tourne la tête, les tympans bourdonnants.
L’archange noir vacille, lâchant mon automatique, au bord de la coursive. Avant que je puisse esquisser un geste, Luc tend son bras vers moi, avec une stupéfaction incrédule, puis bascule en arrière, dans l’abîme.
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